Analyse// Alger : une capitale sans système de mobilité, digne de son statut
Par Mohamed Chérif BELMIHOUB (*)
La mobilité est le vecteur principal de modernisation sociale et d’efficacité de l’économie urbaine. Les infrastructures et les moyens de locomotion ont beaucoup évolué au cours des dernières années : Le métro, Le Tramway, le transport vertical etc. Ce qui a manqué, c’est l’organisation. Le monopole, souvent critiqué, a ses vertus lorsqu’il s’agit du service public de réseaux. Un opérateur public unique pour le transport urbain dans une grande métropole comme Alger est l’une des solutions à envisager et ainsi sortir des sentiers battus sur ce sujet. La gestion par un seul opérateur permet d’optimiser le réseau, une meilleure affectation des moyens et tirer profit des économies d’échelle et des externalités positives.
L’évènement malheureux, dramatique et surtout douloureux qui a endeuillé les familles des disparus de l’accident du Oued El Harrach vient montrer les disfonctionnements, les négligences et l’anarchie qui caractérisent un service public de première importance dans un pays et de surcroit dans une capitale. Cet accident n’est pas le premier du genre ni à Alger ni ailleurs dans le pays. Peut-être c’est le plus grave par le nombre de victimes. Il a surtout bénéficié d’une médiatisation en raison de son lieu de production, la capitale.
Au-delà des responsabilités des différents acteurs du transport public urbain, qui doivent être déterminées avec rigueur et sérénité ; cet accident provoquera, peut-être, une réflexion sérieuse sur l’organisation et le fonctionnement du service public de transport. La présente contribution s’inscrit dans cette perspective d’amélioration du service public de transport urbain.
D’abord, tel qu’il est organisé aujourd’hui à Alger et dans les autres villes, le service public ne remplit aucune des conditions de base de ses missions et objectifs. On peut les résumer ainsi : la continuité du service, l’égalité de traitement et l’adaptabilité à l’évolution des besoins. Par continuité, on entend généralement que le service public doit être disponible en permanence pour satisfaire l’usager dans ses déplacements. Comment peut-on assurer ce principe lorsqu’on sait que les lignes sont attribuées à plusieurs opérateurs souvent détenteurs d’un ou deux bus. Il suffit qu’un bus soit indisponible pour que la continuité soit rompue. Aussi, le transporteur individuel peut décider à tout moment de la journée de retirer son véhicule de l’activité, pour une raison ou une autre, et le service public est interrompu, ce qui remet en cause encore la continuité. L’égalité de traitement des usagers est une question cardinale dans le service public. Ne pas différencier entre les usagers, ni par le tarif, ni par la qualité de service, ni par une quelconque discrimination. Ici aussi, les pratiques des transporteurs laissent apparaitre plusieurs anomalies comme le traitement privilégié fait aux étudiants par exemple. L’adaptabilité qui renvoie à l’évolution des besoins des usagers, besoins de tous ou besoins spécifiques d’une catégorie d’usagers. Sur ce principe les violations sont nombreuses, c’est le cas notamment des conditions d’accès dans le bus pour les personnes ayant un handicap physique ou à mobilité réduite ou pour les personnes âgées et les femmes enceintes. Ces limitations aux principes de base du service public sont plus prononcées dans le transport par bus que pour les autres modes de transport. Selon certaines sources, il y aurait près de 90.000 bus exploités par des particuliers dans toute l’Algérie.
Comme on le voit, ces principes de base du service public de transport ne peuvent en aucun cas être pris en charge par un transporteur exploitant un ou deux bus. Le transport public urbain est une activité de réseau et par conséquent, elle suppose la mobilisation de moyens conséquents pour satisfaire le réseau dans le sens des principes cités plus haut : Remplacer rapidement un bus tombé en panne, mettre en circulation des bus pour des personnes à besoins spécifiques, assurer un service de nuit ou les jours fériés etc.
A partir de ces considérations, il est clair qu’il est impossible d’organiser un service public avec des milliers d’opérateurs dans chaque grande ville. Il est impossible aussi de contrôler chacun des opérateurs sur l’état du véhicule, les horaires de passage, les tarifs pratiqués etc…
La solution, au moins pour Alger, doit reposer sur un certain nombre de règles, de moyens et d’une gouvernance appropriée.

A Alger, le service public de transport urbain s’appuie sur plusieurs moyens de transport : Bus, Train, Métro, Tramway et Ascenseurs. Aujourd’hui le service public est éclaté entre plusieurs opérateurs, chacun exploite un type de moyens : ETUSA pour le transport par bus et ascenseurs, l’EMA pour le Métro et le Tramway et la SNTF pour le ferroviaire. Il faut ajouter les milliers de transporteurs privés par bus. Pourtant les usagers sont les mêmes : les résidents de l’agglomération algéroise qui déborde sur certaines wilayas limitrophes comme Blida, Boumerdes, Tipasa. Ces exploitants de réseaux de transports n’ont aucune coordination entre eux. Les réseaux ne sont pas connectés ente eux par des gars ou des stations (à de rares exceptions) ; les moyens sont alloués de manière arbitraire, certaines zones bénéficiant de tous les moyens et d’autres dépourvues du minimum (un bus amorti qui fait une ou deux rotations par jour). On oublie souvent un opérateur de transport urbain, celui du transport des étudiants qui mobilise des milliers de bus à Alger et des dizaines de milliers sur toute l’Algérie. En quoi le transport d’un étudiant est différent du transport des autres catégories de personnes, travailleurs, collégiens, touristes, retraités… Les besoins de mobilité sont tous légitimes. Cette séparation héritée de la période coloniale n’existe dans aucun pays et rien ne justifie le maintien de cette segmentation des usagers, elle est même contraire au principe d’égalité de traitement des usagers. Une catégorie des usagers (étudiants) utilise des bus en bon état circulant presque à moitié vide et avec de fréquentes rotations et l’autre catégorie s’entasse dans des bus bondés et dont la régularité des rotations est très aléatoire.
Remplacer les vieux bus par de nouveaux ne règle pas le problème ; ceci doit être une opération permanente, chaque fois qu’un bus est déclaré non conforme aux exigences du cahier de charges, il est remplacé ou rénové. La vétusté des véhicules n’est qu’un aspect de la qualité du service public. Il s’agira bien de réorganiser le service public dans son ensemble et il faut commencer par regrouper tous les moyens publics de transport (y compris les Bus universitaires) et les mettre entre les mains d’un opérateur de service public pour Alger (le schéma pourrait être dupliqué dans les autres villes qui présentent les caractéristiques de complexité et des problèmes similaires avec Alger). Cet opérateur (EPIC, ou SPA) aura la responsabilité de tout le transport urbain d’Alger et à charge pour lui d’organiser les itinéraires et d’allouer les différents moyens en fonction des réseaux d’infrastructures en place et des besoins des usagers : connecter les réseaux, réguler les flux, adapter l’offre aux besoins grâce à des plateformes multimodales. Le cas particulier de la SNTF doit être traité dans le cadre d’une convention avec le nouvel opérateur de transport urbain sans transfert des moyens vers lui.
Les bus privés en bon état peuvent être utilisés de deux manières : soit,ils sont versés dans le réseau de transport urbain sous la responsabilité de l’opérateur public et le propriétaire perçoit une rémunération en fonction des rotations effectuées. Il ne décide ni des horaires d’exploitation, ni de la tarification et en cas de défaillance, il est remplacé par un bus pris dans la réserve de l’opérateur public. C’est une forme de location à long terme ; soit La deuxième possibilité qui consiste à organiser les exploitants particuliers de bus en coopérative ou Groupement d’Intérêt Economique ou Commun (GIE ou GIC) et leur confier, dans le cadre d’un cahier de charges, une concession d’exploitation d’une ou plusieurs lignes non prises en charge par les moyens de l’opérateur public mais toujours sous sa responsabilité. Ainsi, la coopérative ou le groupement sont solidairement responsables de la fourniture du service public de transport et toute défaillance d’un exploitant est comblée par les moyens des autres.
Dans ce schéma, l’opérateur public du transport urbain a la responsabilité totale sur le fonctionnement et la qualité du service public de transport urbain et est le seul interlocuteur des pouvoirs publics locaux et centraux en matière d’investissement, de tarification, de financement etc.
En dehors de ce schéma d’organisation du service public urbain, les gesticulations et les déclarations de circonstance sans lendemain et n’apporteront aucun salut à ce service, vecteur de modernisation et d’efficacité pour la société et l’économie urbaine locale, de surcroît d’une capitale.
(*) Professeur en Economie Institutionnelle et en Management