18/09/2025
CONTRIBUTION / CHRONIQUEEDITO

L’idée de justice et la reconnaissance des mérites

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Par DERGUINI Arezki

La mère avait subi sa belle-mère, elle ne pourra pas faire subir à sa belle-fille ce qu’elle a subi. La justice consistait à avoir chacun son tour de rôle. Il fallait juste distinguer entre gentillesse et méchanceté. La chance était alors de la partie.

La pensée occidentale se bat avec l’opposition sujet objet. Elle pose une hiérarchie au départ et veut en venir à bout à la fin. C’est la règle d’or de l’humanisme : nul ne doit être pris comme objet. Dans la société traditionnelle, un tel antagonisme du sujet et de l’objet n’existe pas, il ne s’agit pas d’éradiquer l’inégalité, la hiérarchie, il faut la distribuer équitablement. Il s’agit de juger un rôle dans un système et une distribution de rôles et non pas d’opposer les rôles les uns aux autres. C’est une tentative de définition de la justice comme égalité globale. Nous sommes globalement égaux, localement inégaux ici et là, mais à tour de rôle. Je suis sujet (le tien ou pas) ici et objet là (le tien ou pas) pour savoir si je suis structurellement un sujet ou un objet ou les deux également.

Aujourd’hui, avec l’extension du domaine de la compétition et la diversification des rôles, la justice ne semble plus pouvoir consister dans un tour de rôles[1]. Dans un monde où se généralise la compétition, elle se fonde en théorie sur le mérite que valide la compétition sociale. Les mérites seraient livrés à la compétition. L’ordre social est supposé construit sur la reconnaissance des mérites, mais une telle reconnaissance ne va pas de soi. Il faut aussi que les agents sociaux agréent et coopèrent à la construction d’un système de statuts. Pour qu’il y ait cohésion sociale, il faut que le mérite participe à la construction d’un système de statuts non contesté.

Or c’est bien là un des problèmes cruciaux des sociétés postcoloniales, la compétition n’arrive pas à fonder les mérites. À l’Indépendance, de la famille à la société, on n’est pas passé à une interdépendance sociale plus large. On a désolidarisé l’individu de la famille sans l’insérer dans une solidarité organique. La société n’a pris la place de la famille élargie que pour lui soustraire des fonctions qu’à terme elle ne pourra pas assurer. Les individus ne commandent plus à leurs conditions de subsistance. Celles-ci dépendent d’une ressource naturelle limitée et livrée aux fluctuations du marché mondial.

Les critères sur lesquels se fondait le tour de rôles dans la famille, le sexe, l’âge et l’expérience doivent faire de la place à des critères appuyés sur d’autres mérites. Le sexe féminin qui a de nouveaux mérites peut désormais contester le mérite au sexe masculin, le jeune plus instruit des expériences du monde peut contester l’autorité de l’expérience de l’âge.  

Division internationale du travail et solidarité organique

Il reste cependant que le mérite ne peut pas fonder à lui seul la cohésion sociale, il ne peut pas à lui seul construire le système social des statuts. Si l’expérience sociale échoue à s’incorporer les expériences du monde, il n’y aura pas de cohésion sociale. Les expériences du monde ne pourront que fragmenter l’expérience sociale. Or une telle incorporation s’effectue par les anciennes générations, les nouvelles important les expériences extérieures. La continuité et la cohésion de l’expérience collective dépendront du respect qui sera dévolu aux anciens. Sa richesse de la capacité des nouvelles générations à enrichir celle des anciennes et de celle des anciennes à s’incorporer l’apport des nouvelles générations. En contestant les anciens statuts, les nouveaux n’étendent pas la cohésion sociale. En libérant l’individu sans l’appui de la famille, le monde postcolonial échoue à construire un système cohérent de rôles et de statuts, il se livre à la dispersion.

En économie ouverte, le processus historique d’individualisation entamé par la construction de l’État-nation ne produit pas toujours l’interdépendance sociale désirée. La division internationale du travail ne produit pas de corps social, de solidarité organique (E. Durkheim) dans les sociétés postcoloniales.

Le salariat et le système étatique de sécurité sociale ont dispensé la famille de la solidarité entre générations. Les grands-parents, les parents et les enfants ne sont plus liés par un rapport d’interdépendance économique. Les grands-parents n’ont pas besoin des parents, ni les parents des enfants. Le salariat et le système étatique de sécurité sociale construisent une solidarité sociale qui conduit à un vieillissement de la population. Ils intensifient la compétition entre les individus, cela conduit au Nord à une société compétitive qui importera de la main-d’œuvre « qualifiée » et au Sud à des États faillis qui l’exporteront. Guerres civiles et migrations font partie du système de reproduction mondial basé sur le salariat. Les guerres civiles détruisent les populations inutiles et fournissent en main-d’œuvre « qualifiée » les sociétés vieillissantes.

Construction du corps social

C’est que la compétition a été soumise à des institutions et des règles qui lui étaient étrangères. On a supposé que les institutions et les règles étaient en mesure d’induire des comportements. On avait tort, elles n’ont pas fait des comportements individuels des conduites sociales. La compétition n’a pas bénéficié de la coopération nécessaire à sa régularisation. On avait tort aussi d’opposer société à statuts et société contractuelle, famille et société. On a refusé de voir que l’élargissement de l’interdépendance sociale avait pour premier appui l’interdépendance familiale. On a sapé la base élémentaire de la cohésion sociale et de l’accumulation.

C’est la société salariale de classes qui a besoin d’une société qui hérite et transmet un capital, d’une autre qui n’a besoin que de sa force de travail pour se reproduire. C’est la société qui oppose une société de propriétaires qui a besoin de la famille à une société de dépossédés qui n’en a pas besoin. Le système public de sécurité sociale est de nature keynésienne, il soutient la consommation au détriment de l’épargne. Il soutient la consommation de la société des dépossédés qui lui fournit le travail. Nous avons pris le relai des riches sociétés indisposées par leur épargne.

On reproche à la Chine l’absence d’un système de sécurité sociale qui encouragerait la consommation. On ne veut pas voir que pour la Chine la famille est le microcosme sur lequel se construit la société. L’individu n’est pas de la fabrication de la socialisation politique, mais de la socialisation primaire. Les gouvernements passent, la famille et son culte des ancêtres restent. De plus, ici, épargne veut dire différer sa consommation et investir et non pas thésauriser ou spéculer comme c’était le cas pour la société de riches de Keynes. On épargne et investit en Chine, plus que l’on ne consomme, parce que précisément la famille a plus de place que l’individu, la préférence pour le futur a plus de place que la préférence pour le présent, l’éducation prend alors la première place et non la dernière. Nous sommes loin du présentisme (F. Hartog) qui affecte les sociétés postcoloniales qui ont emboité le pas aux sociétés occidentales.

L’opposition des statuts et des contrats est une opposition factice, elle est valable en statique et non en dynamique[2]. Les conventions fixent des statuts qui sont des reconnaissances de mérites et que les contrats formalisent ; la coopétition valide les mérites, fait et défait les conventions et les contrats. Les statuts de la société traditionnelle ne sont pas autre chose que des contrats informels renvoyant à des mérites reconnus dans une société en état stationnaire. Ils ont eux-mêmes été établis par la compétition des sexes et des âges. Nous avons opposé radicalement la société contractuelle à la société de statuts, de sorte que l’on a imposé en sous-main des statuts à la société, ceux d’une société contractuelle dite de référence. Le désordre social résulte du fait que la société ne fait pas corps avec son système de statuts, que ces statuts ne résultent pas de ses contrats formels et informels, que ses contrats ne sanctionnent pas des mérites validés par ses compétitions. Les sociétés postcoloniales n’ont pas en vérité la maîtrise de leur processus de différenciation. Celui enclenché par la colonisation continue de développer sa dynamique qui sépare individu et famille, famille et société, État et société dans la société dominée.

Idées de Justice

Ce qui va mettre en crise le régime de justice de la société dite segmentaire, ce sont les nouveaux rapports des familles entre elles au sein de leur nouvel environnement social. De la tribu, des villages et des clans n’émergeront pas, en leur sein ou dans leur voisinage, des centres urbains comme nouveaux centres de gravité de l’espace social. Le déversement de la population du monde rural vers le monde urbain n’aboutira pas à la formation de centres d’accumulation ; l’industrie locale ne transformera pas l’agriculture. Dans ce régime des statuts à tour de rôle, le champ de la compétition était limité, le mérite ne débordait qu’exceptionnellement la famille et le clan. Lorsque le champ de la compétition sera étendu, il sera régulé par une puissance étrangère, pour une population étrangère. La coopération sociale ne pourra pas définir les règles de la compétition, il n’y aura pas de stratégie collective pour la justifier, pas d’armée et de généraux pour mener la bataille de la production. La compétition ne définira pas le mérite dans les champs où il se devait d’être reconnu ;  la compétition détruira le tour de rôles là où il devait subsister, le conflit des statuts n’aboutira pas au triomphe du mérite et détruira le régime des statuts à tour de rôle. Il n’y aura ni mérites ni tour de rôles pour réguler l’activité et faire justice. Chacun contestant plus que reconnaissant la légitimité du statut comme valeur établie d’un mérite, l’expérience collective étant largement dominée par un esprit de prédation. Chacun se préoccupant de prélever sur les flux sans égard pour la production. Les sociétés les plus cohérentes et performantes sont celles qui ont su préserver le tour de rôle tout en se reposant sur le mérite, mais en faisant valoir autant le mérite collectif que le mérite individuel.

Le mythe de la Cité idéale

L’idée de justice procède des croyances et des désirs humains. Il faut sortir du monothéisme pour se rendre compte du rapport aux croyances, faire un tour en Inde et en Chine par exemple. Il faut prendre en compte dans le désir le désir mimétique et la rivalité qu’il peut comporter. Chez les monothéistes le mythe du paradis céleste s’est dégradé en mythe du paradis terrestre avec les mythes du progrès infini que libère la révolution scientifique et celui de la domination de la nature. L’Homme a pris la place de Dieu. L’idée du paradis n’a pas seulement quitté la cité céleste pour la cité terrestre, elle ne s’est pas seulement sécularisée, elle s’est traduite dans les mythes d’une domination de la nature et de l’histoire comme progrès continu. En fait en renonçant à l’idée du paradis céleste, c’est l’idée du paradis qui s’évanouissait pour faire place à l’idée d’une Cité idéale régissant une compétition sociale vertueuse oublieuse de la coopération nécessaire de tous les agents à la vie sur terre. L’idée d’une Cité idéale associée à l’idée d’une domination de la nature élevait l’Homme dans le ciel et lui faisait perdre pied sur terre. Le paradis céleste ne pouvait pas descendre sur terre, car dans le monde terrestre on ne pouvait pas séparer justice et injustice, bonheur et malheur, vie et mort. L’idée du paradis céleste supposait que notre mérite était de l’avoir désiré ici-bas pour l’obtenir au-delà. Non pas donc voulu en croyant le réaliser, en oubliant qu’il ne pouvait être qu’un horizon pour conjurer le pire, mais désiré, voulu pour qu’il puisse être mérité. Avec la Cité idéale, on crut à une justice transcendantale[3], que des institutions et des règles transcendantes étaient capables de façonner de manière vertueuse le comportement des humains et des non humains.

L’idée de justice vient de ce désir qui fait comme si le paradis pouvait être de ce monde, comme si la justice pouvait chasser l’injustice du monde. Il vient aussi de la promesse que si notre vœu ne pouvait pas être satisfait ni dans ce monde ni dans l’autre, il réussirait à mettre la paix en nous. Nous récolterions ainsi ce que nous avons semé en nous-mêmes et au-delà. Certains penseurs de culture monothéiste ont ainsi rêvé d’une Cité idéale. Quand la croissance a fait son apparition, la croyance dans un progrès illimité a été confortée, dans un processus de sécularisation, la société a internalisé ce qui n’était qu’un horizon. L’idée de justice s’est alors détachée du désir de paradis et le rêve d’une cité idéale a pris toute la place dans les esprits transcendants pour se préciser dans l’idée d’une cité parfaitement régulée par le droit, s’arcboutant sur les idéaux de liberté et d’égalité. Mais en se substituant à la transcendance divine, la transcendance humaine a déserté les cœurs et les humains ont cherché leur salut dans la machine. Ils pourraient y trouver leur perte.

Justice transcendantale et justice comparative

Amartya Sen dans son livre l’idée de justice se demandait « … de quelles réformes internationales avons-nous besoin pour rendre le monde un petit peu moins injuste ? » Il répondait que le « … débat sur la façon de faire progresser la justice en général, et la justice mondiale en particulier, n’est que « verbiage » aux yeux de ceux que le discours hobbésien — et rawlsien — a convaincus qu’il faut un État souverain pour appliquer des principes de justice, grâce au choix d’un ensemble parfait d’institutions ; c’est un effet direct de l’enfermement des questions de justice dans le cadre de l’institutionnalisme transcendantal. Il est certain que la justice mondiale parfaite assurée par un système institutionnel absolument juste, à supposer qu’on puisse identifier un tel objet, exigerait un État mondial souverain. Puisqu’il n’y en a pas, aux yeux des transcendantalistes les questions de justice mondiale ne peuvent être posées. »[4]

La justice transcendantale ne pourra ainsi instaurer ses institutions et ses règles que dans certaines sociétés. Le rapport au reste du monde sera livré aux rapports de force. Faudra-t-il renoncer aux combats contre les injustices mondiales ? Cela est fort improbable.  

Les sociétés se différencient par le mode sur lequel se délivre la justice. Amartya Sen oppose à la justice transcendantale de John Rawls une justice comparative. Il part de la conviction qu’avant de penser la Justice en soi et les institutions à bâtir en fonction de cette définition, il faut regarder les situations d’injustice. Il n’y a pas de Justice absolue et il n’y a pas de Cité idéale. C’est en regardant les situations d’injustice inacceptables et réparables qu’émergent les problèmes de justice et leurs solutions. « L’identification d’injustices réparables n’est pas seulement l’aiguillon qui nous incite à penser en termes de justice et d’injustice, c’est aussi le cœur de la théorie de la justice – telle est du moins la thèse de ce livre. »[5] Les situations se nouent et se dénouent en situations d’injustice et de justice. On ne peut séparer ni le problème de sa solution ni la justice de l’injustice.

Le monde a besoin de nouvelles institutions qui puissent rendre les situations comparables, qui puissent équilibrer les rapports des forces sociales et mondiales. Car ce n’est pas l’exportation de l’idée d’une justice transcendantale qui permettra de rééquilibrer les rapports de ces forces. L’Occident veut aujourd’hui avoir le droit d’armer l’Ukraine et refuse ce même droit à ceux qui voudraient armer la Russie. Il voudrait préserver son rapport de domination sur le monde en affaiblissant la Russie. Il semblerait que cette ère soit passée. Le monde veut de moins en moins confier ses problèmes et ses solutions à l’Occident.

L’individu abstrait qualifié

Notre société traditionnelle se distinguait, dit-on, par l’emprise du groupe sur l’individu. En vérité le groupe est alors la société, elle pèse sur l’individu comme toute autre société. Avec l’État et le droit écrit, le groupe n’est plus la société. Avec la mobilité internationale, le monde devient la macro-société qui tient et dans laquelle se tient l’individu. L’individu n’est plus alors tenu par le monde dans lequel il se tient comme il se tenait et était tenu par le groupe et la société. Le monde, la nation, le groupe et l’individu se disputent et coopèrent dans leur formation. L’un ne se forme pas sans les autres.

Mais même dans la société traditionnelle où l’on regarde l’individu tenu par le groupe, en vérité il y a le clan qui agit le groupe et les individus qui agissent le clan. Entre l’individu, le clan et le groupe, l’action va dans tous les sens. Il y a une personne qui devient une personnalité, une individualité clanique par ce qu’elle marque les individus et le groupe. Quand l’individu s’efface devant la coutume, ce qui fait dire à la sociologie que l’individu n’existe pas dans la société traditionnelle, c’est un individu présent qui s’efface devant un individu passé. La coutume est une « quotidianisation d’un charisme » (Max Weber), un comportement individuel devenu une conduite collective. Des personnalités se dégagent, de leurs comportements s’objectivent des habitudes et des automatismes. La société moderne qui accueille la mécanisation et l’automatisation sur une grande échelle, ne fait pas mieux, elle fait plus. À la différence de la société traditionnelle, elle automatise à grande vitesse des comportements et des conduites qui changent et qu’elle rationalise toujours davantage. Il n’est donc pas étonnant que les sociétés postcoloniales soient dépassées par le rythme du changement qu’impose la civilisation occidentale au monde. … Pour aller plus vite, il faut d’abord avoir un rythme et pouvoir l’accélérer. À courir au rythme plus rapide des autres, on perd son souffle.

Dans la société, il y a des personnalités individuelles et de groupes qui entrainent des sociétés et des sociétés qui entrainent la société lorsque cela est profitable. Les chefs des grands groupes entraînent la société quand le rapport est profitable.

Les rapports entre l’individu et les collectifs desquels il relève ne sont donc jamais unidirectionnels. Il n’y a pas d’individu abstrait au départ de toute société, mais des individus qui circulent entre des individus, des groupes et des sociétés qui ne le laissent pas passer sans qu’il ne se modifie. Bien que toute société puisse se représenter son individu. La société salariale a en apparence ceci de particulier qu’elle pousse l’abstraction des individus à un point inégalé, elle a tendance à fabriquer des individus abstraits qu’elle qualifie ensuite : des travailleurs, des propriétaires de capitaux, des consommateurs et des producteurs. Tout collectif, dans sa formation, en vérité, abstrait des individus qu’il qualifie ensuite ou en même temps dans un processus d’abstraction qualification. Mais tout individu abstrait n’est pas purement abstrait, il se détache toujours d’un fond dont il ne se défait pas tout à fait. Le processus d’abstraction de l’individu ne peut pas s’approprier le tout de l’individu, bien qu’il veuille le formater. Le processus d’abstraction formatage peut réussir à produire une individualité sociale ou être mis en échec. Le rapport de l’individu au processus d’abstraction peut être coopératif ou conflictuel. Ainsi le travailleur peut investir entièrement ou partiellement, bon gré ou mal gré, sa vie dans le projet de son employeur.

On peut se demander si l’individu des sociétés postcoloniales ne se trouve pas perdu dans ce processus d’abstraction qualification. Ce que l’on peut constater c’est que le processus d’abstraction produit des individus abstraits, des dépossédés et des possédants, qu’il ne réussit pas à qualifier comme l’auraient voulu les théories du développement. Il déracine, disperse seulement. Il produit des travailleurs et des consommateurs, mais pas de propriétaires de capitaux, pas de producteurs. Il en fait des consommateurs de produits et de services industriels importés dans la mesure où il en fait des producteurs de matières premières exportables. Il produit des populations inutiles. Ces sociétés dissipent leur capital au lieu de l’accumuler.

Statut et contrat

L’anthropologie occidentale a opposé les sociétés en tant que sociétés à statut et sociétés à contrat. Ainsi lit-on l’affirmation suivante dans un manuel d’anthropologie : « Ce qui prime dans la société fondée sur la famille est donc le statut. Dans la société moderne basée sur l’individu, au contraire, le rôle social n’est pas contraint et prédéterminé, mais acquis à travers la libre volonté des individus qui fondent le lien social par libre contrat » (29-30).

Ainsi, une société serait soit basée sur la famille, soit sur l’individu et cette opposition de l’individu et de la famille ferait la différence de deux sociétés. Le libre contrat suppose liberté et égalité de droit des contractants. En fait la définition de la société moderne est donnée en opposition globale à une société traditionnelle imaginée : ce que doit être la société moderne, contractuelle, aux individus libres et égaux en théorie, en opposition à la société traditionnelle basée sur la famille où le rôle social est contraint et prédéterminé. Ce qui est blanc ne pouvant être noir, individu et famille sont séparés, l’individu ne peut être dans la famille et la famille dans l’individu.

La société de classes est oubliée dans cette comparaison de la société moderne  et de la société traditionnelle. La sociologie oublie l’histoire de la société moderne. La comparaison passe d’une société précapitaliste européenne à une autre africaine imaginée : de la société féodale de classes (société à statuts européenne) à la société sans classes, dite segmentaire, de la société traditionnelle africaine. Il est vrai que l’on parle souvent de soi au travers d’autrui. En vérité, cette définition de la société moderne basée sur l’individu ne concerne que la classe dominée de la société moderne, les travailleurs consommateurs. Déjà réalité dans la société féodale : la classe dominée type n’était composée que d’individus. Un individu, le serf, n’était ni propriétaire ni n’avait le droit d’avoir une famille. Les travailleurs n’avaient pas le droit à une existence collective. La sociologie va substituer la société moderne à la société de classes. Cette définition de la société moderne dit ce que doit être la classe dominée de la société de classes, ce qu’elle a toujours été dans une société de classes, une collection d’individus qui n’accumulent pas et dont la famille ne peut être qu’une charge. Attitude suicidaire de la société de classes : cela ne conduira-t-il pas le monde du travail à refuser la fonction de ne produire que des travailleurs ?

Dans la classe dominante de la société de classes, dans la société globale, la société de statut n’est pas oubliée. Dans la société globale, le statut de dépossédé et de possédant est central. Dans la classe dominante, la société est basée autant sinon plus sur la famille que sur l’individu. Sans la famille pas d’accumulation du capital. Il n’est pas inutile de rappeler que la famille a été affublée du titre d’institution bourgeoise[6]. Les idées socialistes ont bien travaillé pour discréditer la famille dans la classe dominée. L’idéal d’une société fondée sur le libre contrat d’individus libres et égaux en droit lui doit beaucoup. Mais ces idées qui étaient censées saper la société et la famille bourgeoise les ont confortées. Elles ont échoué à renverser la bourgeoisie, mais pas à saper la famille au sein de la classe dominée, rendant ainsi un énorme service à la bourgeoisie. Le travailleur ne songe plus qu’à sa consommation.

Le mythe du progrès illimité conforte le travailleur dans un tel mouvement d’abstraction, la société moderne en s’opposant à la société traditionnelle oppose une société en progression constante et une autre en stagnation. Pour renouveler le monde du travail, la société moderne importera les travailleurs de son goût des sociétés en stagnation. La famille est vraiment un archaïsme dont elle doit se défaire pour se perpétuer, elle a besoin du travailleur consommateur, mais pas de la famille. La société est désormais passée du progrès social au progrès sociétal, cela aidera la « bourgeoisie » à poser un filtre pour faire le tri entre populations utiles et inutiles.

Ainsi dans la classe dominée de la société moderne le libre contrat se substituera aux statuts au sein même de la famille devenue association conjugale. Les portes d’entrée dans la société salariale de la société de classes seront ainsi bien gardées. N’entrera pas qui voudra. Mais si on se reporte à la situation de la classe dominante, on observe que statut et contrat ne s’excluent pas, mais se comprennent. Le libre contrat institue des statuts qu’il égalisera dans la classe des travailleurs. Une telle égalisation préviendra son organisation. La sociologie fait ici la part entre société et organisation, à la différence de la société des individus libres et égaux, l’organisation ne fonctionne pas sans statuts.  En fait la sociologie a rompu le rapport du statut et du contrat avec l’extension du domaine de la compétition en représentant la société par la société salariale pour caractériser globalement deux types de sociétés. Elle a oublié l’histoire où statuts et contrats se fabriquent, elle a substantialisé la société moderne et la société traditionnelle pour fournir un contre-modèle à la classe des travailleurs, ce qui a rompu la description de la dynamique de transformation du système de statuts où le contrat avec la société marchande a pris une place massive, mais dans une société de classes qui est de statuts. Il n’y a pas de pure société de statuts et il n’y a pas de pure société contractuelle et la compétition doit définir partout les mérites. 

Sociétés étendues et sociétés restreintes.

Il faut en fait distinguer les sociétés étendues et les sociétés restreintes. En vérité, les sociétés étendues sont aussi des sociétés à statut, sauf que les statuts qui étaient « contraints et prédéterminés » dans les sociétés restreintes sont autrement contraints et déterminés dans les sociétés étendues. Ils sont désormais soumis à concurrence, au contraire des sociétés restreintes qui n’ont pas besoin de mettre tout le temps les statuts en concurrence. La concurrence étant censée délivrer le meilleur résultat. Avec les révolutions industrielles, l’émergence de la production marchande, le champ de la compétition va être considérablement élargi, mais elle-même va devenir plus serrée. Les statuts ne vont pas moins être contraints et prédéterminés par les circonstances de la compétition. Que cela soit pour les individus ou les sociétés. Ainsi certaines sociétés vont réussir à s’étendre en imposant leur compétition au monde, d’autres ne se seront étendues que pour servir la compétition des premières.

Il faut distinguer entre les statuts des collectifs et ceux des individus. Tous les groupes ou sociétés ne sont pas d’égale importance. Les sociétés étendues n’ignorent pas la différence de statut entre groupes sociaux et en leur sein. Le contrat de travail est un contrat de subordination du travailleur à l’employeur. Le contrat est volontaire, mais travailleur et employeur n’ont pas le même statut. On supposera que le travailleur peut devenir lui-même employeur par la vertu de la libre concurrence. À supposer que la libre concurrence produise la hiérarchie des positions, elle ne supprime pas les statuts, elle les légitime par le mérite. Mais ce que l’on ne veut pas voir, c’est que si la légitimité du statut s’appuie sur le mérite dans la majorité de ladite société contractuelle, dans la société dite de statuts, les rôles et leur rotation s’appuient aussi sur compétition qui fonde les mérites. Le père/actif travaille pour le fils/inactif, le fils/actif travaillera pour le père/inactif. Avec le salariat et la sécurité sociale, la procédure à tour de rôle disparait, la compétition redistribue les rôles. La société a pris la place de la famille pour l’individu. Dans quelle mesure peut-il se fier à la société ? De ce que l’on peut observer dans les sociétés postcoloniales : il ne compte plus sur la famille, mais il ne peut pas se fier à la société. Dans la « société de statuts », la trajectoire d’une personne ne sera pas réduite à un seul rôle, comme peut y conduire la concurrence sociale, elle parcourt les différents statuts qui organisent la famille. Les statuts sont distribués selon la tradition d’après une compétition au ras de la vie sociale et matérielle entre hommes et femmes, adultes et enfants au sein de la famille. Autrement dit ne prenant en compte que l’âge et le sexe, sites de la force et de l’expérience sociale. Dans la société dite contractuelle, aux champs sociaux et aux hiérarchies multiples, la compétition est censée ouvrir l’accès à tous les statuts, elle ne fait pas cependant disparaître les classes, les statuts fixes qui ordonnent la société. Les statuts supérieurs des organisations sont rarement accessibles à tous, les « armes » de la compétition étant inégalement distribuées. Comme il n’y a pas de pure société contractuelle, il n’y a pas de pure concurrence pour légitimer les statuts. L’extension du domaine de la compétition n’est pas venue à bout des statuts hérités, il a fait disparaître le tour de rôle dans les positions de pouvoir qui avait lieu dans les familles à statut.  Les sociétés de classes qui ont étendu le domaine de la compétition et fondé la légitimité d’une bonne part de ses statuts sur la compétition renouvelée ont été performantes tout en étant considérablement destructrices de la coopération entre humains et non-humains. Le rapport de subordination d’humains et de non-humains  qui domine la majorité d’entre eux en est la principale cause. La classe des propriétaires abuse de sa propriété.

Dans le clan de la société traditionnelle kabyle, la richesse pouvait se concentrer entre les mains d’une famille du fait de la croissance démographique et de l’existence d’une lucrative activité extérieure. Tous deux facteurs extérieurs à la volonté du clan. Dans l’environnement colonial caractérisé par la prévalence de la propriété privée exclusive, dans l’environnement postcolonial caractérisé par la prédominance du salariat, il s’ensuivait une désolidarisation de la famille qui s’était enrichie vis-à-vis du clan et du groupe. Une situation ressentie comme injuste émergeait alors sans qu’elle puisse être corrigée. Dans le clan et le groupe, l’enrichissement d’une famille par une activité extérieure lucrative, qui n’aurait pas pour visée un enrichissement du clan et du groupe, enclenchera un mécanisme de désolidarisation de la famille vis-à-vis du clan, puis plus tard de l’individu vis-à-vis de la famille. À défaut de pouvoir entraîner le clan, la famille s’en sera désolidarisée, à défaut de pouvoir entraîner la famille, l’individu s’en désolidarisera. C’est cette dynamique sociale de scission qui rendra difficile sinon impossible une construction par le bas de la société, mais facile, l’imposition d’une construction par le haut. La politique prendra acte de cette situation et ne rectifiera pas cette dynamique : au lieu de revenir à la propriété collective, elle continuera à la vider de sa substance. La fraternité sera ignorée bien qu’elle fut un des mots d’ordre de la révolution. Il n’y aura pas de sujet de l’indivision, pas de sortie de l’indivision, nous y resterons, mais la déserterons pour obscurcir ce que nous partageons au lieu de l’éclaircir. La famille élargie et le groupe en diversifiant leur activité entreront en scission au lieu d’entrer en complexité. La copropriété sera comme marquée du sceau de la malédiction, elle aura été trop longtemps marquée par la passivité face à la montée d’une privatisation des intérêts. Il fallait que la privatisation des intérêts précède la privatisation proprement dite, comme il fallait une nouvelle classe de propriétaires. Le favorisé d’un moment (l’aîné, le commerçant) voudra rester le favorisé de père en fils. Il refusera la rotation des positions au sein de sa famille, il redoutera la rotation de la fortune au sein de son clan, il refusera le meilleur usage des ressources collectives, il s’ingéniera pour soustraire les ressources dont il dispose d’autres usages que les siens, il voudra se soumettre les ressources collectives. Il voudra commander aux ressources et non plus agir comme membre fortuné du groupe jugeant du meilleur usage des ressources collectives. L’intérêt privé fait ainsi son intrusion dans la collectivité en détruisant le fonds commun, en s’efforçant de privatiser les ressources, il mettra hors d’usage nombre de ressources collectives. Car quels rapports entre ce que l’on divise et ce que l’on partage, entre propriété collective et propriété privée, la société n’a pas voulu penser. La société a rejeté le modèle de la propriété Melk qui associait propriété collective et propriété privée, qui faisait de cette dernière une forme d’abstraction de la première, une propriété privée non exclusive. Tout en rejetant la propriété privée exclusive du fait de l’héritage colonial, mais elle n’a pas voulu combattre l’esprit d’une telle propriété qui l’aurait reconduit à la propriété collective. La classe dirigeante qui n’était pas l’héritière de la propriété privée exclusive devait attendre son heure. La privatisation procèdera de la propriété publique et non de la propriété collective.

Sortir de l’indivision signifie-t-il renoncer à tout fonds commun ? Partager et diviser connotent des mêmes significations. Mais partager peut signifier davantage que diviser, il signifie que ce qui est partagé reste en partage, reste commun. Tout est là : la société se différencie, se divise, mais conserve, accumule un fonds commun qui continue de la distinguer comme société. Quand le fonds commun (mémoire, avoir, savoir) se délite, les membres de la société se dispersent. Une société est une collectivité où les individus, les générations partagent un héritage et se doivent mutuellement assistance. « La dette contractée envers les ancêtres est immense. Elle renvoie non pas à quelques d’individus surdoués ou quelques groupes supérieurs, mais bien à l’ensemble des hommes qui, par leur interdépendance dans le travail, ont contribué au progrès de l’humanité. La question que se pose Bourgeois est alors de savoir : à qui sommes-nous tenus de l’acquitter ? «Ce n’est pas pour chacun de nous en particulier que l’humanité antérieure a amassé ce trésor, ce n’est ni pour une génération déterminée ni pour un groupe d’hommes distincts. C’est pour tous ceux qui seront appelés à la vie que tous ceux qui sont morts ont créé ce capital d’idées, de forces et d’utilités. C’est donc pour tous ceux qui viendront après nous, que nous avons reçu des ancêtres charge d’acquitter la dette ; c’est un legs de tout le passé à tout l’avenir. Chaque génération qui passe ne peut vraiment se considérer que comme en étant l’usufruitière, elle n’en est investie qu’à charge de le conserver et de le restituer fidèlement. Et l’examen plus attentif de la nature de l’héritage conduit à dire en outre : à charge de l’accroître. C’est en effet un dépôt incessamment accru que les hommes se sont transmis. Chaque âge a ajouté quelque chose au legs de l’âge précédent, et c’est la loi de cet accroissement continu du bien commun de l’association, qui forme la loi du contrat entre les générations successives, comme la loi de l’échange des services et de la répartition des charges et des profits est celle du contrat entre les hommes de la même génération»[7].

Et Serge Paugam sociologue théoricien du lien social de conclure : il est souhaitable qu’aux contrats librement consentis entre particuliers soit formulé, en toute clarté, un contrat général qui les tient tous unis.Voilà ainsi exprimé le mythe de la société contractuelle. 

Une société est une collectivité où les individus, les générations partagent un héritage et se doivent mutuellement assistance. Si un tel sentiment n’est plus partagé et devient de plus en plus abstrait, l’État ne pourra pas accomplir ce devoir à leur place.  Une société qui se devait d’investir pour s’enrichir s’appauvrit en mettant hors d’usage les ressources qu’elle aurait pu multiplier. Que partagent aujourd’hui une famille, un clan, un village, une ville, une nation ? Du partage entre individus que reste-t-il de famille, de village et de société ?

Le salariat a donné de l’espoir aux dépossédés, il a permis à la société de classes de se renouveler en adoptant le système démocratique. L’État providence est né avec la surproduction occidentale. Maintenant que le centre de gravité de la production mondiale va quitter l’Ouest pour l’Est, que la compétition des non-humains va affecter celle des humains, cet État ne pourra plus entretenir un tel salariat. Le salariat dans les sociétés postcoloniales a conduit le processus d’individualisation dans une impasse. Ces sociétés n’ont pas pu mener leur révolution industrielle parce que précisément le salariat les a privées de l’esprit combattif qui leur aurait permis d’investir la production mondiale. La bataille de la production n’a pas eu ses combattants. Le salariat a été le moyen pour une classe dirigeante de construire son autorité sur une société aux autorités défaillantes. Il faut définir l’autoritarisme comme le résultat d’une incapacité de la société à se fonder sur des autorités légitimes, comme résultat d’une incapacité à définir le pouvoir autrement que comme contrainte.

Compétition et forme de société

C’est en apparence l’étendue de la compétition et son administration qui distingue les diverses sociétés. Mais l’étendue de la compétition ne fait que changer l’apparence de la société. La compétition a toujours constitué l’ « esprit animal » de toute société. La société de classes se cache derrière la société salariale, la société de statuts derrière la société contractuelle. L’étendue n’a pris une telle expansion qu’avec le développement du champ de la production matérielle. Que va devenir une telle compétition étendue à l’ensemble de l’humanité et aux non-humains (machines et autres, dont les virus) avec la crise climatique ?

Quand le domaine de la compétition s’étend à la production et que la production se met à concerner le monde entier, la compétition devient mondiale. L’enjeu de la compétition devient la position dans la production. Toutes les sociétés ne sont pas également impliquées dans cette compétition, toutes participent de manière inégale à la production mondiale. Toutes ne dégagent pas la même compétitivité, la même productivité. Toutes n’ont pas la même position dans cette production, toutes ne peuvent pas entretenir la même société salariale.

Avec la globalisation des marchés, la production de marchandises par des marchandises s’étend. Il faut davantage acheter ce que l’on obtenait gratuitement par la force. C’est des besoins du monde qu’il a de nos matières premières que notre société obtient de lui sa production industrielle. Il les prenait par la force sous le colonialisme. Il a de plus en plus de mal à obtenir ce qu’il veut par la force. La puissance hard, affaire militaire et industrielle, suffit de moins en moins, elle est de plus en plus affaire de croyances. Les victoires militaires ont cessé d’être des victoires politiques.

Avec la robotisation de l’activité industrielle, l’entrée des esclaves mécaniques dans la compétition, l’étendue de la compétition humaine peut se réduire. Elle va se poursuivre en haut et en bas de l’échelle, au sein des populations utiles, qualifiées, et des populations inutiles. La France s’apprête à revenir sur le droit des immigrés au regroupement familial. L’Europe suivra : elle voudra des individus sans famille pour ses services à la personne. Quelle société réussira-t-elle à faire de la place aux robots pour occuper la place prépondérante dans la production mondiale et se soumettre la puissance productive ? Avec quelles croyances ? Quelle idéologie réussira à faire tenir ensemble maîtres des robots et servants dans une seule société, dans un seul monde ? Car une telle société doit pouvoir tenir dans le monde.

Les croyances occidentales ont été à la base de révolutions scientifique et industrielle, de ce fait, elles ont gagné monde. Mais à mesure qu’il faut payer ce que nous obtenions de la nature gratuitement : l’air, l’eau, le carbone, etc. leurs limites commencent à se faire jour. Ce sont les croyances qui donnent la force aux sociétés, ce sont par elles que ces sociétés tiennent le monde. La foi dans l’histoire comme progrès continu et dans la supériorité de la civilisation occidentale est en décrue. Ce sont ces croyances décontextualisées qui ont fait la faiblesse des sociétés postcoloniales.

Justice transcendantale et justice comparative

Amartya Sen part de la conviction que plutôt que de penser la Justice en soi et les institutions à bâtir en fonction de cette définition, il faut regarder les situations d’injustice. Il n’y a pas de justice absolue. C’est en regardant les situations d’injustice inacceptables et réparables que l’on voit émerger l’idée de justice.

On ne peut pas séparer justice et injustice. L’idée de justice émerge dans la comparaison entre deux situations de (in)justice. Notre société est fondamentalement plus juste que la société française malgré un autoritarisme qui apparaît dans des rapports particuliers. L’autoritarisme résulte d’un échec du processus d’institutionnalisation. Parce qu’il y a une rotation des positions de pouvoir dans la société traditionnelle, les individus ne considèrent pas les asymétries de pouvoir existantes entre les individus comme productrices d’injustice. La justice n’est pas réduite au sentiment d’égalité ; égalité de quoi ? demande A. SEN. Le sentiment de justice est perçu dans la dynamique globale de la société. Les asymétries de pouvoir n’accumulent pas toujours le pouvoir entre les mains de quelques-uns. Elles pourraient circuler avec le temps, chaque individu passant par les différentes positions de pouvoir. Il faut remettre au goût du jour le tirage au sort dans le processus démocratique, l’élection est une procédure aristocratique. Elle permet de donner à l’élu la position de chef. Il n’y a pas de chef dans nos traditions. Le tour de rôle, le tirage au sort soulignent la responsabilité collective.

Il faut distinguer les asymétries de pouvoir que la société traditionnelle produit de l’inégalité qu’elle subit et doit gérer. L’inégalité n’est pas une production de la société traditionnelle, elle est son épreuve historique. Elle bouscule l’ordre social lorsqu’elle est mal gérée, non corrigée. Dans la société segmentaire, l’inégalité tient du fait que l’action des règles de l’héritage et de la croissance démographique distribue le capital foncier et le capital humain de manière inégale. Les règles de l’héritage donnant la terre, la démographie donnant les hommes, la dotation des hommes en terre se trouvent inégales. Les familles nombreuses sont fortes de leurs hommes, les familles faibles en hommes sont riches de leurs terres. Entre les clans ou au sein même des clans, il n’y a pas de mécanismes de distribution des positions de pouvoir comme au sein de la famille. L’inégalité peut se développer, des tensions apparaitre et le collectif échouant à la gérer se disloque.

Ce qui se passe alors, c’est que la reproduction élargie bloque pour les familles pauvres en terres. Leur capital humain ne peut pas être valorisé par le travail de la terre. Il faut recourir à l’activité extérieure. Cela peut aboutir à une dispersion du clan dans le pire des cas ou à un déplacement du centre de gravité de l’activité du clan dans le meilleur des cas. Le rapport de prévalence d’un clan sur un autre peut dans ce dernier cas changer. La reproduction élargie du clan ne s’effectuant plus autour de la terre, mais du capital mobilier.

Dans une famille élargie de quatre frères dynamique, si l’on prend l’exemple au cours de la guerre de libération nationale d’un aîné qui est commerçant, le second émigré, le troisième paysan et le quatrième émigré puis moudjahid et qu’avec le temps, le commerçant n’a investi que dans le commerce et ses enfants, les travailleurs et le moudjahid se sont retrouvés avec une retraite et le paysan est resté paysan, les quatre frères sortent de l’indivision avec des capitaux différents. L’inégalité a été consacrée, la famille élargie a renoncé à son unité, le village à son assemblée. À l’indépendance, ce n’était cependant pas le seul scénario possible. L’assemblée aurait pu retrouver sa place, investir dans les nouvelles infrastructures, redéfinir la copropriété, la place du travail extérieur. Mais la société n’a pas retrouvé ses marques, elle a préféré opter pour la poursuite du processus d’individualisation au travers du salariat et de ses institutions. La société, sous un tel processus, a dû être tenue et ne tient toujours que par un système autoritaire. Hors de ses cadres, de ses institutions, la société se défie des élites (et d’elle-même), défiance qui lui interdit de produire des autorités, un système cohérent de statuts basé sur le mérite.

En guise de conclusion. Le processus historique d’individualisation comporte des forces centrifuges qui menacent l’ordre social et politique. Il a procédé d’une construction de la société par l’État. Les institutions ont échoué à transformer les comportements individuels en conduites sociales. Elles projetaient des comportements imaginaires sur des agents sur lesquels elles n’avaient pas prise. L’ordre social ne s’est pas construit en tant que système cohérent de statuts validés par une reconnaissance sociale des mérites. La compétition sociale récuse les statuts par lesquelles la puissance publique s’efforce de l’administrer. Elle ne produit pas les mérites qui les valideraient. L’autoritarisme était le corolaire politique d’une société réprouvant l’ensemble des autorités et des statuts hérités et le résultat pratique d’une justice transcendantale dans une société postcoloniale déstructurée. La justice transcendantale a pris dans le milieu des sociétés postcoloniales une tournure autoritaire. La justice, au lieu de la jurisprudence, ne s’est pas attachée à corriger les injustices. Elle a défendu la paix du plus fort. Il faut abandonner l’idée d’une justice transcendantale qui aboutit dans une situation où la loi ne pouvant recevoir d’application générale s’apparente à la pratique d’une justice discrétionnaire. D’une justice à la discrétion de l’exécutif. Il faut permettre à la coopération sociale de donner à la compétition sociale les moyens de définir les cadres où elle pourrait s’effectuer, où les mérites pourraient se révéler et fonder le système des statuts d’une société solidaire et performante.

La mère avait subi sa belle-mère, elle ne pourra pas faire subir à sa belle-fille ce qu’elle a subi. La justice consistait à avoir chacun son tour de rôle. Il fallait juste distinguer entre gentillesse et méchanceté. La chance était alors de la partie.

La pensée occidentale se bat avec l’opposition sujet objet. Elle pose une hiérarchie au départ et veut en venir à bout à la fin. C’est la règle d’or de l’humanisme : nul ne doit être pris comme objet. Dans la société traditionnelle, un tel antagonisme du sujet et de l’objet n’existe pas, il ne s’agit pas d’éradiquer l’inégalité, la hiérarchie, il faut la distribuer équitablement. Il s’agit de juger un rôle dans un système et une distribution de rôles et non pas d’opposer les rôles les uns aux autres. C’est une tentative de définition de la justice comme égalité globale. Nous sommes globalement égaux, localement inégaux ici et là, mais à tour de rôle. Je suis sujet (le tien ou pas) ici et objet là (le tien ou pas) pour savoir si je suis structurellement un sujet ou un objet ou les deux également.

Aujourd’hui, avec l’extension du domaine de la compétition et la diversification des rôles, la justice ne semble plus pouvoir consister dans un tour de rôles[1]. Dans un monde où se généralise la compétition, elle se fonde en théorie sur le mérite que valide la compétition sociale. Les mérites seraient livrés à la compétition. L’ordre social est supposé construit sur la reconnaissance des mérites, mais une telle reconnaissance ne va pas de soi. Il faut aussi que les agents sociaux agréent et coopèrent à la construction d’un système de statuts. Pour qu’il y ait cohésion sociale, il faut que le mérite participe à la construction d’un système de statuts non contesté.

Or c’est bien là un des problèmes cruciaux des sociétés postcoloniales, la compétition n’arrive pas à fonder les mérites. À l’Indépendance, de la famille à la société, on n’est pas passé à une interdépendance sociale plus large. On a désolidarisé l’individu de la famille sans l’insérer dans une solidarité organique. La société n’a pris la place de la famille élargie que pour lui soustraire des fonctions qu’à terme elle ne pourra pas assurer. Les individus ne commandent plus à leurs conditions de subsistance. Celles-ci dépendent d’une ressource naturelle limitée et livrée aux fluctuations du marché mondial.

Les critères sur lesquels se fondait le tour de rôles dans la famille, le sexe, l’âge et l’expérience doivent faire de la place à des critères appuyés sur d’autres mérites. Le sexe féminin qui a de nouveaux mérites peut désormais contester le mérite au sexe masculin, le jeune plus instruit des expériences du monde peut contester l’autorité de l’expérience de l’âge.  

Division internationale du travail et solidarité organique

Il reste cependant que le mérite ne peut pas fonder à lui seul la cohésion sociale, il ne peut pas à lui seul construire le système social des statuts. Si l’expérience sociale échoue à s’incorporer les expériences du monde, il n’y aura pas de cohésion sociale. Les expériences du monde ne pourront que fragmenter l’expérience sociale. Or une telle incorporation s’effectue par les anciennes générations, les nouvelles important les expériences extérieures. La continuité et la cohésion de l’expérience collective dépendront du respect qui sera dévolu aux anciens. Sa richesse de la capacité des nouvelles générations à enrichir celle des anciennes et de celle des anciennes à s’incorporer l’apport des nouvelles générations. En contestant les anciens statuts, les nouveaux n’étendent pas la cohésion sociale. En libérant l’individu sans l’appui de la famille, le monde postcolonial échoue à construire un système cohérent de rôles et de statuts, il se livre à la dispersion.

En économie ouverte, le processus historique d’individualisation entamé par la construction de l’État-nation ne produit pas toujours l’interdépendance sociale désirée. La division internationale du travail ne produit pas de corps social, de solidarité organique (E. Durkheim) dans les sociétés postcoloniales.

Le salariat et le système étatique de sécurité sociale ont dispensé la famille de la solidarité entre générations. Les grands-parents, les parents et les enfants ne sont plus liés par un rapport d’interdépendance économique. Les grands-parents n’ont pas besoin des parents, ni les parents des enfants. Le salariat et le système étatique de sécurité sociale construisent une solidarité sociale qui conduit à un vieillissement de la population. Ils intensifient la compétition entre les individus, cela conduit au Nord à une société compétitive qui importera de la main-d’œuvre « qualifiée » et au Sud à des États faillis qui l’exporteront. Guerres civiles et migrations font partie du système de reproduction mondial basé sur le salariat. Les guerres civiles détruisent les populations inutiles et fournissent en main-d’œuvre « qualifiée » les sociétés vieillissantes.

Construction du corps social

C’est que la compétition a été soumise à des institutions et des règles qui lui étaient étrangères. On a supposé que les institutions et les règles étaient en mesure d’induire des comportements. On avait tort, elles n’ont pas fait des comportements individuels des conduites sociales. La compétition n’a pas bénéficié de la coopération nécessaire à sa régularisation. On avait tort aussi d’opposer société à statuts et société contractuelle, famille et société. On a refusé de voir que l’élargissement de l’interdépendance sociale avait pour premier appui l’interdépendance familiale. On a sapé la base élémentaire de la cohésion sociale et de l’accumulation.

C’est la société salariale de classes qui a besoin d’une société qui hérite et transmet un capital, d’une autre qui n’a besoin que de sa force de travail pour se reproduire. C’est la société qui oppose une société de propriétaires qui a besoin de la famille à une société de dépossédés qui n’en a pas besoin. Le système public de sécurité sociale est de nature keynésienne, il soutient la consommation au détriment de l’épargne. Il soutient la consommation de la société des dépossédés qui lui fournit le travail. Nous avons pris le relai des riches sociétés indisposées par leur épargne.

On reproche à la Chine l’absence d’un système de sécurité sociale qui encouragerait la consommation. On ne veut pas voir que pour la Chine la famille est le microcosme sur lequel se construit la société. L’individu n’est pas de la fabrication de la socialisation politique, mais de la socialisation primaire. Les gouvernements passent, la famille et son culte des ancêtres restent. De plus, ici, épargne veut dire différer sa consommation et investir et non pas thésauriser ou spéculer comme c’était le cas pour la société de riches de Keynes. On épargne et investit en Chine, plus que l’on ne consomme, parce que précisément la famille a plus de place que l’individu, la préférence pour le futur a plus de place que la préférence pour le présent, l’éducation prend alors la première place et non la dernière. Nous sommes loin du présentisme (F. Hartog) qui affecte les sociétés postcoloniales qui ont emboité le pas aux sociétés occidentales.

L’opposition des statuts et des contrats est une opposition factice, elle est valable en statique et non en dynamique[2]. Les conventions fixent des statuts qui sont des reconnaissances de mérites et que les contrats formalisent ; la coopétition valide les mérites, fait et défait les conventions et les contrats. Les statuts de la société traditionnelle ne sont pas autre chose que des contrats informels renvoyant à des mérites reconnus dans une société en état stationnaire. Ils ont eux-mêmes été établis par la compétition des sexes et des âges. Nous avons opposé radicalement la société contractuelle à la société de statuts, de sorte que l’on a imposé en sous-main des statuts à la société, ceux d’une société contractuelle dite de référence. Le désordre social résulte du fait que la société ne fait pas corps avec son système de statuts, que ces statuts ne résultent pas de ses contrats formels et informels, que ses contrats ne sanctionnent pas des mérites validés par ses compétitions. Les sociétés postcoloniales n’ont pas en vérité la maîtrise de leur processus de différenciation. Celui enclenché par la colonisation continue de développer sa dynamique qui sépare individu et famille, famille et société, État et société dans la société dominée.

Idées de Justice

Ce qui va mettre en crise le régime de justice de la société dite segmentaire, ce sont les nouveaux rapports des familles entre elles au sein de leur nouvel environnement social. De la tribu, des villages et des clans n’émergeront pas, en leur sein ou dans leur voisinage, des centres urbains comme nouveaux centres de gravité de l’espace social. Le déversement de la population du monde rural vers le monde urbain n’aboutira pas à la formation de centres d’accumulation ; l’industrie locale ne transformera pas l’agriculture. Dans ce régime des statuts à tour de rôle, le champ de la compétition était limité, le mérite ne débordait qu’exceptionnellement la famille et le clan. Lorsque le champ de la compétition sera étendu, il sera régulé par une puissance étrangère, pour une population étrangère. La coopération sociale ne pourra pas définir les règles de la compétition, il n’y aura pas de stratégie collective pour la justifier, pas d’armée et de généraux pour mener la bataille de la production. La compétition ne définira pas le mérite dans les champs où il se devait d’être reconnu ;  la compétition détruira le tour de rôles là où il devait subsister, le conflit des statuts n’aboutira pas au triomphe du mérite et détruira le régime des statuts à tour de rôle. Il n’y aura ni mérites ni tour de rôles pour réguler l’activité et faire justice. Chacun contestant plus que reconnaissant la légitimité du statut comme valeur établie d’un mérite, l’expérience collective étant largement dominée par un esprit de prédation. Chacun se préoccupant de prélever sur les flux sans égard pour la production. Les sociétés les plus cohérentes et performantes sont celles qui ont su préserver le tour de rôle tout en se reposant sur le mérite, mais en faisant valoir autant le mérite collectif que le mérite individuel.

Le mythe de la Cité idéale

L’idée de justice procède des croyances et des désirs humains. Il faut sortir du monothéisme pour se rendre compte du rapport aux croyances, faire un tour en Inde et en Chine par exemple. Il faut prendre en compte dans le désir le désir mimétique et la rivalité qu’il peut comporter. Chez les monothéistes le mythe du paradis céleste s’est dégradé en mythe du paradis terrestre avec les mythes du progrès infini que libère la révolution scientifique et celui de la domination de la nature. L’Homme a pris la place de Dieu. L’idée du paradis n’a pas seulement quitté la cité céleste pour la cité terrestre, elle ne s’est pas seulement sécularisée, elle s’est traduite dans les mythes d’une domination de la nature et de l’histoire comme progrès continu. En fait en renonçant à l’idée du paradis céleste, c’est l’idée du paradis qui s’évanouissait pour faire place à l’idée d’une Cité idéale régissant une compétition sociale vertueuse oublieuse de la coopération nécessaire de tous les agents à la vie sur terre. L’idée d’une Cité idéale associée à l’idée d’une domination de la nature élevait l’Homme dans le ciel et lui faisait perdre pied sur terre. Le paradis céleste ne pouvait pas descendre sur terre, car dans le monde terrestre on ne pouvait pas séparer justice et injustice, bonheur et malheur, vie et mort. L’idée du paradis céleste supposait que notre mérite était de l’avoir désiré ici-bas pour l’obtenir au-delà. Non pas donc voulu en croyant le réaliser, en oubliant qu’il ne pouvait être qu’un horizon pour conjurer le pire, mais désiré, voulu pour qu’il puisse être mérité. Avec la Cité idéale, on crut à une justice transcendantale[3], que des institutions et des règles transcendantes étaient capables de façonner de manière vertueuse le comportement des humains et des non humains.

L’idée de justice vient de ce désir qui fait comme si le paradis pouvait être de ce monde, comme si la justice pouvait chasser l’injustice du monde. Il vient aussi de la promesse que si notre vœu ne pouvait pas être satisfait ni dans ce monde ni dans l’autre, il réussirait à mettre la paix en nous. Nous récolterions ainsi ce que nous avons semé en nous-mêmes et au-delà. Certains penseurs de culture monothéiste ont ainsi rêvé d’une Cité idéale. Quand la croissance a fait son apparition, la croyance dans un progrès illimité a été confortée, dans un processus de sécularisation, la société a internalisé ce qui n’était qu’un horizon. L’idée de justice s’est alors détachée du désir de paradis et le rêve d’une cité idéale a pris toute la place dans les esprits transcendants pour se préciser dans l’idée d’une cité parfaitement régulée par le droit, s’arcboutant sur les idéaux de liberté et d’égalité. Mais en se substituant à la transcendance divine, la transcendance humaine a déserté les cœurs et les humains ont cherché leur salut dans la machine. Ils pourraient y trouver leur perte.

Justice transcendantale et justice comparative

Amartya Sen dans son livre l’idée de justice se demandait « … de quelles réformes internationales avons-nous besoin pour rendre le monde un petit peu moins injuste ? » Il répondait que le « … débat sur la façon de faire progresser la justice en général, et la justice mondiale en particulier, n’est que « verbiage » aux yeux de ceux que le discours hobbésien — et rawlsien — a convaincus qu’il faut un État souverain pour appliquer des principes de justice, grâce au choix d’un ensemble parfait d’institutions ; c’est un effet direct de l’enfermement des questions de justice dans le cadre de l’institutionnalisme transcendantal. Il est certain que la justice mondiale parfaite assurée par un système institutionnel absolument juste, à supposer qu’on puisse identifier un tel objet, exigerait un État mondial souverain. Puisqu’il n’y en a pas, aux yeux des transcendantalistes les questions de justice mondiale ne peuvent être posées. »[4]

La justice transcendantale ne pourra ainsi instaurer ses institutions et ses règles que dans certaines sociétés. Le rapport au reste du monde sera livré aux rapports de force. Faudra-t-il renoncer aux combats contre les injustices mondiales ? Cela est fort improbable.  

Les sociétés se différencient par le mode sur lequel se délivre la justice. Amartya Sen oppose à la justice transcendantale de John Rawls une justice comparative. Il part de la conviction qu’avant de penser la Justice en soi et les institutions à bâtir en fonction de cette définition, il faut regarder les situations d’injustice. Il n’y a pas de Justice absolue et il n’y a pas de Cité idéale. C’est en regardant les situations d’injustice inacceptables et réparables qu’émergent les problèmes de justice et leurs solutions. « L’identification d’injustices réparables n’est pas seulement l’aiguillon qui nous incite à penser en termes de justice et d’injustice, c’est aussi le cœur de la théorie de la justice – telle est du moins la thèse de ce livre. »[5] Les situations se nouent et se dénouent en situations d’injustice et de justice. On ne peut séparer ni le problème de sa solution ni la justice de l’injustice.

Le monde a besoin de nouvelles institutions qui puissent rendre les situations comparables, qui puissent équilibrer les rapports des forces sociales et mondiales. Car ce n’est pas l’exportation de l’idée d’une justice transcendantale qui permettra de rééquilibrer les rapports de ces forces. L’Occident veut aujourd’hui avoir le droit d’armer l’Ukraine et refuse ce même droit à ceux qui voudraient armer la Russie. Il voudrait préserver son rapport de domination sur le monde en affaiblissant la Russie. Il semblerait que cette ère soit passée. Le monde veut de moins en moins confier ses problèmes et ses solutions à l’Occident.

L’individu abstrait qualifié

Notre société traditionnelle se distinguait, dit-on, par l’emprise du groupe sur l’individu. En vérité le groupe est alors la société, elle pèse sur l’individu comme toute autre société. Avec l’État et le droit écrit, le groupe n’est plus la société. Avec la mobilité internationale, le monde devient la macro-société qui tient et dans laquelle se tient l’individu. L’individu n’est plus alors tenu par le monde dans lequel il se tient comme il se tenait et était tenu par le groupe et la société. Le monde, la nation, le groupe et l’individu se disputent et coopèrent dans leur formation. L’un ne se forme pas sans les autres.

Mais même dans la société traditionnelle où l’on regarde l’individu tenu par le groupe, en vérité il y a le clan qui agit le groupe et les individus qui agissent le clan. Entre l’individu, le clan et le groupe, l’action va dans tous les sens. Il y a une personne qui devient une personnalité, une individualité clanique par ce qu’elle marque les individus et le groupe. Quand l’individu s’efface devant la coutume, ce qui fait dire à la sociologie que l’individu n’existe pas dans la société traditionnelle, c’est un individu présent qui s’efface devant un individu passé. La coutume est une « quotidianisation d’un charisme » (Max Weber), un comportement individuel devenu une conduite collective. Des personnalités se dégagent, de leurs comportements s’objectivent des habitudes et des automatismes. La société moderne qui accueille la mécanisation et l’automatisation sur une grande échelle, ne fait pas mieux, elle fait plus. À la différence de la société traditionnelle, elle automatise à grande vitesse des comportements et des conduites qui changent et qu’elle rationalise toujours davantage. Il n’est donc pas étonnant que les sociétés postcoloniales soient dépassées par le rythme du changement qu’impose la civilisation occidentale au monde. … Pour aller plus vite, il faut d’abord avoir un rythme et pouvoir l’accélérer. À courir au rythme plus rapide des autres, on perd son souffle.

Dans la société, il y a des personnalités individuelles et de groupes qui entrainent des sociétés et des sociétés qui entrainent la société lorsque cela est profitable. Les chefs des grands groupes entraînent la société quand le rapport est profitable.

Les rapports entre l’individu et les collectifs desquels il relève ne sont donc jamais unidirectionnels. Il n’y a pas d’individu abstrait au départ de toute société, mais des individus qui circulent entre des individus, des groupes et des sociétés qui ne le laissent pas passer sans qu’il ne se modifie. Bien que toute société puisse se représenter son individu. La société salariale a en apparence ceci de particulier qu’elle pousse l’abstraction des individus à un point inégalé, elle a tendance à fabriquer des individus abstraits qu’elle qualifie ensuite : des travailleurs, des propriétaires de capitaux, des consommateurs et des producteurs. Tout collectif, dans sa formation, en vérité, abstrait des individus qu’il qualifie ensuite ou en même temps dans un processus d’abstraction qualification. Mais tout individu abstrait n’est pas purement abstrait, il se détache toujours d’un fond dont il ne se défait pas tout à fait. Le processus d’abstraction de l’individu ne peut pas s’approprier le tout de l’individu, bien qu’il veuille le formater. Le processus d’abstraction formatage peut réussir à produire une individualité sociale ou être mis en échec. Le rapport de l’individu au processus d’abstraction peut être coopératif ou conflictuel. Ainsi le travailleur peut investir entièrement ou partiellement, bon gré ou mal gré, sa vie dans le projet de son employeur.

On peut se demander si l’individu des sociétés postcoloniales ne se trouve pas perdu dans ce processus d’abstraction qualification. Ce que l’on peut constater c’est que le processus d’abstraction produit des individus abstraits, des dépossédés et des possédants, qu’il ne réussit pas à qualifier comme l’auraient voulu les théories du développement. Il déracine, disperse seulement. Il produit des travailleurs et des consommateurs, mais pas de propriétaires de capitaux, pas de producteurs. Il en fait des consommateurs de produits et de services industriels importés dans la mesure où il en fait des producteurs de matières premières exportables. Il produit des populations inutiles. Ces sociétés dissipent leur capital au lieu de l’accumuler.

Statut et contrat

L’anthropologie occidentale a opposé les sociétés en tant que sociétés à statut et sociétés à contrat. Ainsi lit-on l’affirmation suivante dans un manuel d’anthropologie : « Ce qui prime dans la société fondée sur la famille est donc le statut. Dans la société moderne basée sur l’individu, au contraire, le rôle social n’est pas contraint et prédéterminé, mais acquis à travers la libre volonté des individus qui fondent le lien social par libre contrat » (29-30).

Ainsi, une société serait soit basée sur la famille, soit sur l’individu et cette opposition de l’individu et de la famille ferait la différence de deux sociétés. Le libre contrat suppose liberté et égalité de droit des contractants. En fait la définition de la société moderne est donnée en opposition globale à une société traditionnelle imaginée : ce que doit être la société moderne, contractuelle, aux individus libres et égaux en théorie, en opposition à la société traditionnelle basée sur la famille où le rôle social est contraint et prédéterminé. Ce qui est blanc ne pouvant être noir, individu et famille sont séparés, l’individu ne peut être dans la famille et la famille dans l’individu.

La société de classes est oubliée dans cette comparaison de la société moderne  et de la société traditionnelle. La sociologie oublie l’histoire de la société moderne. La comparaison passe d’une société précapitaliste européenne à une autre africaine imaginée : de la société féodale de classes (société à statuts européenne) à la société sans classes, dite segmentaire, de la société traditionnelle africaine. Il est vrai que l’on parle souvent de soi au travers d’autrui. En vérité, cette définition de la société moderne basée sur l’individu ne concerne que la classe dominée de la société moderne, les travailleurs consommateurs. Déjà réalité dans la société féodale : la classe dominée type n’était composée que d’individus. Un individu, le serf, n’était ni propriétaire ni n’avait le droit d’avoir une famille. Les travailleurs n’avaient pas le droit à une existence collective. La sociologie va substituer la société moderne à la société de classes. Cette définition de la société moderne dit ce que doit être la classe dominée de la société de classes, ce qu’elle a toujours été dans une société de classes, une collection d’individus qui n’accumulent pas et dont la famille ne peut être qu’une charge. Attitude suicidaire de la société de classes : cela ne conduira-t-il pas le monde du travail à refuser la fonction de ne produire que des travailleurs ?

Dans la classe dominante de la société de classes, dans la société globale, la société de statut n’est pas oubliée. Dans la société globale, le statut de dépossédé et de possédant est central. Dans la classe dominante, la société est basée autant sinon plus sur la famille que sur l’individu. Sans la famille pas d’accumulation du capital. Il n’est pas inutile de rappeler que la famille a été affublée du titre d’institution bourgeoise[6]. Les idées socialistes ont bien travaillé pour discréditer la famille dans la classe dominée. L’idéal d’une société fondée sur le libre contrat d’individus libres et égaux en droit lui doit beaucoup. Mais ces idées qui étaient censées saper la société et la famille bourgeoise les ont confortées. Elles ont échoué à renverser la bourgeoisie, mais pas à saper la famille au sein de la classe dominée, rendant ainsi un énorme service à la bourgeoisie. Le travailleur ne songe plus qu’à sa consommation.

Le mythe du progrès illimité conforte le travailleur dans un tel mouvement d’abstraction, la société moderne en s’opposant à la société traditionnelle oppose une société en progression constante et une autre en stagnation. Pour renouveler le monde du travail, la société moderne importera les travailleurs de son goût des sociétés en stagnation. La famille est vraiment un archaïsme dont elle doit se défaire pour se perpétuer, elle a besoin du travailleur consommateur, mais pas de la famille. La société est désormais passée du progrès social au progrès sociétal, cela aidera la « bourgeoisie » à poser un filtre pour faire le tri entre populations utiles et inutiles.

Ainsi dans la classe dominée de la société moderne le libre contrat se substituera aux statuts au sein même de la famille devenue association conjugale. Les portes d’entrée dans la société salariale de la société de classes seront ainsi bien gardées. N’entrera pas qui voudra. Mais si on se reporte à la situation de la classe dominante, on observe que statut et contrat ne s’excluent pas, mais se comprennent. Le libre contrat institue des statuts qu’il égalisera dans la classe des travailleurs. Une telle égalisation préviendra son organisation. La sociologie fait ici la part entre société et organisation, à la différence de la société des individus libres et égaux, l’organisation ne fonctionne pas sans statuts.  En fait la sociologie a rompu le rapport du statut et du contrat avec l’extension du domaine de la compétition en représentant la société par la société salariale pour caractériser globalement deux types de sociétés. Elle a oublié l’histoire où statuts et contrats se fabriquent, elle a substantialisé la société moderne et la société traditionnelle pour fournir un contre-modèle à la classe des travailleurs, ce qui a rompu la description de la dynamique de transformation du système de statuts où le contrat avec la société marchande a pris une place massive, mais dans une société de classes qui est de statuts. Il n’y a pas de pure société de statuts et il n’y a pas de pure société contractuelle et la compétition doit définir partout les mérites. 

Sociétés étendues et sociétés restreintes.

Il faut en fait distinguer les sociétés étendues et les sociétés restreintes. En vérité, les sociétés étendues sont aussi des sociétés à statut, sauf que les statuts qui étaient « contraints et prédéterminés » dans les sociétés restreintes sont autrement contraints et déterminés dans les sociétés étendues. Ils sont désormais soumis à concurrence, au contraire des sociétés restreintes qui n’ont pas besoin de mettre tout le temps les statuts en concurrence. La concurrence étant censée délivrer le meilleur résultat. Avec les révolutions industrielles, l’émergence de la production marchande, le champ de la compétition va être considérablement élargi, mais elle-même va devenir plus serrée. Les statuts ne vont pas moins être contraints et prédéterminés par les circonstances de la compétition. Que cela soit pour les individus ou les sociétés. Ainsi certaines sociétés vont réussir à s’étendre en imposant leur compétition au monde, d’autres ne se seront étendues que pour servir la compétition des premières.

Il faut distinguer entre les statuts des collectifs et ceux des individus. Tous les groupes ou sociétés ne sont pas d’égale importance. Les sociétés étendues n’ignorent pas la différence de statut entre groupes sociaux et en leur sein. Le contrat de travail est un contrat de subordination du travailleur à l’employeur. Le contrat est volontaire, mais travailleur et employeur n’ont pas le même statut. On supposera que le travailleur peut devenir lui-même employeur par la vertu de la libre concurrence. À supposer que la libre concurrence produise la hiérarchie des positions, elle ne supprime pas les statuts, elle les légitime par le mérite. Mais ce que l’on ne veut pas voir, c’est que si la légitimité du statut s’appuie sur le mérite dans la majorité de ladite société contractuelle, dans la société dite de statuts, les rôles et leur rotation s’appuient aussi sur compétition qui fonde les mérites. Le père/actif travaille pour le fils/inactif, le fils/actif travaillera pour le père/inactif. Avec le salariat et la sécurité sociale, la procédure à tour de rôle disparait, la compétition redistribue les rôles. La société a pris la place de la famille pour l’individu. Dans quelle mesure peut-il se fier à la société ? De ce que l’on peut observer dans les sociétés postcoloniales : il ne compte plus sur la famille, mais il ne peut pas se fier à la société. Dans la « société de statuts », la trajectoire d’une personne ne sera pas réduite à un seul rôle, comme peut y conduire la concurrence sociale, elle parcourt les différents statuts qui organisent la famille. Les statuts sont distribués selon la tradition d’après une compétition au ras de la vie sociale et matérielle entre hommes et femmes, adultes et enfants au sein de la famille. Autrement dit ne prenant en compte que l’âge et le sexe, sites de la force et de l’expérience sociale. Dans la société dite contractuelle, aux champs sociaux et aux hiérarchies multiples, la compétition est censée ouvrir l’accès à tous les statuts, elle ne fait pas cependant disparaître les classes, les statuts fixes qui ordonnent la société. Les statuts supérieurs des organisations sont rarement accessibles à tous, les « armes » de la compétition étant inégalement distribuées. Comme il n’y a pas de pure société contractuelle, il n’y a pas de pure concurrence pour légitimer les statuts. L’extension du domaine de la compétition n’est pas venue à bout des statuts hérités, il a fait disparaître le tour de rôle dans les positions de pouvoir qui avait lieu dans les familles à statut.  Les sociétés de classes qui ont étendu le domaine de la compétition et fondé la légitimité d’une bonne part de ses statuts sur la compétition renouvelée ont été performantes tout en étant considérablement destructrices de la coopération entre humains et non-humains. Le rapport de subordination d’humains et de non-humains  qui domine la majorité d’entre eux en est la principale cause. La classe des propriétaires abuse de sa propriété.

Dans le clan de la société traditionnelle kabyle, la richesse pouvait se concentrer entre les mains d’une famille du fait de la croissance démographique et de l’existence d’une lucrative activité extérieure. Tous deux facteurs extérieurs à la volonté du clan. Dans l’environnement colonial caractérisé par la prévalence de la propriété privée exclusive, dans l’environnement postcolonial caractérisé par la prédominance du salariat, il s’ensuivait une désolidarisation de la famille qui s’était enrichie vis-à-vis du clan et du groupe. Une situation ressentie comme injuste émergeait alors sans qu’elle puisse être corrigée. Dans le clan et le groupe, l’enrichissement d’une famille par une activité extérieure lucrative, qui n’aurait pas pour visée un enrichissement du clan et du groupe, enclenchera un mécanisme de désolidarisation de la famille vis-à-vis du clan, puis plus tard de l’individu vis-à-vis de la famille. À défaut de pouvoir entraîner le clan, la famille s’en sera désolidarisée, à défaut de pouvoir entraîner la famille, l’individu s’en désolidarisera. C’est cette dynamique sociale de scission qui rendra difficile sinon impossible une construction par le bas de la société, mais facile, l’imposition d’une construction par le haut. La politique prendra acte de cette situation et ne rectifiera pas cette dynamique : au lieu de revenir à la propriété collective, elle continuera à la vider de sa substance. La fraternité sera ignorée bien qu’elle fut un des mots d’ordre de la révolution. Il n’y aura pas de sujet de l’indivision, pas de sortie de l’indivision, nous y resterons, mais la déserterons pour obscurcir ce que nous partageons au lieu de l’éclaircir. La famille élargie et le groupe en diversifiant leur activité entreront en scission au lieu d’entrer en complexité. La copropriété sera comme marquée du sceau de la malédiction, elle aura été trop longtemps marquée par la passivité face à la montée d’une privatisation des intérêts. Il fallait que la privatisation des intérêts précède la privatisation proprement dite, comme il fallait une nouvelle classe de propriétaires. Le favorisé d’un moment (l’aîné, le commerçant) voudra rester le favorisé de père en fils. Il refusera la rotation des positions au sein de sa famille, il redoutera la rotation de la fortune au sein de son clan, il refusera le meilleur usage des ressources collectives, il s’ingéniera pour soustraire les ressources dont il dispose d’autres usages que les siens, il voudra se soumettre les ressources collectives. Il voudra commander aux ressources et non plus agir comme membre fortuné du groupe jugeant du meilleur usage des ressources collectives. L’intérêt privé fait ainsi son intrusion dans la collectivité en détruisant le fonds commun, en s’efforçant de privatiser les ressources, il mettra hors d’usage nombre de ressources collectives. Car quels rapports entre ce que l’on divise et ce que l’on partage, entre propriété collective et propriété privée, la société n’a pas voulu penser. La société a rejeté le modèle de la propriété Melk qui associait propriété collective et propriété privée, qui faisait de cette dernière une forme d’abstraction de la première, une propriété privée non exclusive. Tout en rejetant la propriété privée exclusive du fait de l’héritage colonial, mais elle n’a pas voulu combattre l’esprit d’une telle propriété qui l’aurait reconduit à la propriété collective. La classe dirigeante qui n’était pas l’héritière de la propriété privée exclusive devait attendre son heure. La privatisation procèdera de la propriété publique et non de la propriété collective.

Sortir de l’indivision signifie-t-il renoncer à tout fonds commun ? Partager et diviser connotent des mêmes significations. Mais partager peut signifier davantage que diviser, il signifie que ce qui est partagé reste en partage, reste commun. Tout est là : la société se différencie, se divise, mais conserve, accumule un fonds commun qui continue de la distinguer comme société. Quand le fonds commun (mémoire, avoir, savoir) se délite, les membres de la société se dispersent. Une société est une collectivité où les individus, les générations partagent un héritage et se doivent mutuellement assistance. « La dette contractée envers les ancêtres est immense. Elle renvoie non pas à quelques d’individus surdoués ou quelques groupes supérieurs, mais bien à l’ensemble des hommes qui, par leur interdépendance dans le travail, ont contribué au progrès de l’humanité. La question que se pose Bourgeois est alors de savoir : à qui sommes-nous tenus de l’acquitter ? «Ce n’est pas pour chacun de nous en particulier que l’humanité antérieure a amassé ce trésor, ce n’est ni pour une génération déterminée ni pour un groupe d’hommes distincts. C’est pour tous ceux qui seront appelés à la vie que tous ceux qui sont morts ont créé ce capital d’idées, de forces et d’utilités. C’est donc pour tous ceux qui viendront après nous, que nous avons reçu des ancêtres charge d’acquitter la dette ; c’est un legs de tout le passé à tout l’avenir. Chaque génération qui passe ne peut vraiment se considérer que comme en étant l’usufruitière, elle n’en est investie qu’à charge de le conserver et de le restituer fidèlement. Et l’examen plus attentif de la nature de l’héritage conduit à dire en outre : à charge de l’accroître. C’est en effet un dépôt incessamment accru que les hommes se sont transmis. Chaque âge a ajouté quelque chose au legs de l’âge précédent, et c’est la loi de cet accroissement continu du bien commun de l’association, qui forme la loi du contrat entre les générations successives, comme la loi de l’échange des services et de la répartition des charges et des profits est celle du contrat entre les hommes de la même génération»[7].

Et Serge Paugam sociologue théoricien du lien social de conclure : il est souhaitable qu’aux contrats librement consentis entre particuliers soit formulé, en toute clarté, un contrat général qui les tient tous unis.Voilà ainsi exprimé le mythe de la société contractuelle. 

Une société est une collectivité où les individus, les générations partagent un héritage et se doivent mutuellement assistance. Si un tel sentiment n’est plus partagé et devient de plus en plus abstrait, l’État ne pourra pas accomplir ce devoir à leur place.  Une société qui se devait d’investir pour s’enrichir s’appauvrit en mettant hors d’usage les ressources qu’elle aurait pu multiplier. Que partagent aujourd’hui une famille, un clan, un village, une ville, une nation ? Du partage entre individus que reste-t-il de famille, de village et de société ?

Le salariat a donné de l’espoir aux dépossédés, il a permis à la société de classes de se renouveler en adoptant le système démocratique. L’État providence est né avec la surproduction occidentale. Maintenant que le centre de gravité de la production mondiale va quitter l’Ouest pour l’Est, que la compétition des non-humains va affecter celle des humains, cet État ne pourra plus entretenir un tel salariat. Le salariat dans les sociétés postcoloniales a conduit le processus d’individualisation dans une impasse. Ces sociétés n’ont pas pu mener leur révolution industrielle parce que précisément le salariat les a privées de l’esprit combattif qui leur aurait permis d’investir la production mondiale. La bataille de la production n’a pas eu ses combattants. Le salariat a été le moyen pour une classe dirigeante de construire son autorité sur une société aux autorités défaillantes. Il faut définir l’autoritarisme comme le résultat d’une incapacité de la société à se fonder sur des autorités légitimes, comme résultat d’une incapacité à définir le pouvoir autrement que comme contrainte.

Compétition et forme de société

C’est en apparence l’étendue de la compétition et son administration qui distingue les diverses sociétés. Mais l’étendue de la compétition ne fait que changer l’apparence de la société. La compétition a toujours constitué l’ « esprit animal » de toute société. La société de classes se cache derrière la société salariale, la société de statuts derrière la société contractuelle. L’étendue n’a pris une telle expansion qu’avec le développement du champ de la production matérielle. Que va devenir une telle compétition étendue à l’ensemble de l’humanité et aux non-humains (machines et autres, dont les virus) avec la crise climatique ?

Quand le domaine de la compétition s’étend à la production et que la production se met à concerner le monde entier, la compétition devient mondiale. L’enjeu de la compétition devient la position dans la production. Toutes les sociétés ne sont pas également impliquées dans cette compétition, toutes participent de manière inégale à la production mondiale. Toutes ne dégagent pas la même compétitivité, la même productivité. Toutes n’ont pas la même position dans cette production, toutes ne peuvent pas entretenir la même société salariale.

Avec la globalisation des marchés, la production de marchandises par des marchandises s’étend. Il faut davantage acheter ce que l’on obtenait gratuitement par la force. C’est des besoins du monde qu’il a de nos matières premières que notre société obtient de lui sa production industrielle. Il les prenait par la force sous le colonialisme. Il a de plus en plus de mal à obtenir ce qu’il veut par la force. La puissance hard, affaire militaire et industrielle, suffit de moins en moins, elle est de plus en plus affaire de croyances. Les victoires militaires ont cessé d’être des victoires politiques.

Avec la robotisation de l’activité industrielle, l’entrée des esclaves mécaniques dans la compétition, l’étendue de la compétition humaine peut se réduire. Elle va se poursuivre en haut et en bas de l’échelle, au sein des populations utiles, qualifiées, et des populations inutiles. La France s’apprête à revenir sur le droit des immigrés au regroupement familial. L’Europe suivra : elle voudra des individus sans famille pour ses services à la personne. Quelle société réussira-t-elle à faire de la place aux robots pour occuper la place prépondérante dans la production mondiale et se soumettre la puissance productive ? Avec quelles croyances ? Quelle idéologie réussira à faire tenir ensemble maîtres des robots et servants dans une seule société, dans un seul monde ? Car une telle société doit pouvoir tenir dans le monde.

Les croyances occidentales ont été à la base de révolutions scientifique et industrielle, de ce fait, elles ont gagné monde. Mais à mesure qu’il faut payer ce que nous obtenions de la nature gratuitement : l’air, l’eau, le carbone, etc. leurs limites commencent à se faire jour. Ce sont les croyances qui donnent la force aux sociétés, ce sont par elles que ces sociétés tiennent le monde. La foi dans l’histoire comme progrès continu et dans la supériorité de la civilisation occidentale est en décrue. Ce sont ces croyances décontextualisées qui ont fait la faiblesse des sociétés postcoloniales.

Justice transcendantale et justice comparative

Amartya Sen part de la conviction que plutôt que de penser la Justice en soi et les institutions à bâtir en fonction de cette définition, il faut regarder les situations d’injustice. Il n’y a pas de justice absolue. C’est en regardant les situations d’injustice inacceptables et réparables que l’on voit émerger l’idée de justice.

On ne peut pas séparer justice et injustice. L’idée de justice émerge dans la comparaison entre deux situations de (in)justice. Notre société est fondamentalement plus juste que la société française malgré un autoritarisme qui apparaît dans des rapports particuliers. L’autoritarisme résulte d’un échec du processus d’institutionnalisation. Parce qu’il y a une rotation des positions de pouvoir dans la société traditionnelle, les individus ne considèrent pas les asymétries de pouvoir existantes entre les individus comme productrices d’injustice. La justice n’est pas réduite au sentiment d’égalité ; égalité de quoi ? demande A. SEN. Le sentiment de justice est perçu dans la dynamique globale de la société. Les asymétries de pouvoir n’accumulent pas toujours le pouvoir entre les mains de quelques-uns. Elles pourraient circuler avec le temps, chaque individu passant par les différentes positions de pouvoir. Il faut remettre au goût du jour le tirage au sort dans le processus démocratique, l’élection est une procédure aristocratique. Elle permet de donner à l’élu la position de chef. Il n’y a pas de chef dans nos traditions. Le tour de rôle, le tirage au sort soulignent la responsabilité collective.

Il faut distinguer les asymétries de pouvoir que la société traditionnelle produit de l’inégalité qu’elle subit et doit gérer. L’inégalité n’est pas une production de la société traditionnelle, elle est son épreuve historique. Elle bouscule l’ordre social lorsqu’elle est mal gérée, non corrigée. Dans la société segmentaire, l’inégalité tient du fait que l’action des règles de l’héritage et de la croissance démographique distribue le capital foncier et le capital humain de manière inégale. Les règles de l’héritage donnant la terre, la démographie donnant les hommes, la dotation des hommes en terre se trouvent inégales. Les familles nombreuses sont fortes de leurs hommes, les familles faibles en hommes sont riches de leurs terres. Entre les clans ou au sein même des clans, il n’y a pas de mécanismes de distribution des positions de pouvoir comme au sein de la famille. L’inégalité peut se développer, des tensions apparaitre et le collectif échouant à la gérer se disloque.

Ce qui se passe alors, c’est que la reproduction élargie bloque pour les familles pauvres en terres. Leur capital humain ne peut pas être valorisé par le travail de la terre. Il faut recourir à l’activité extérieure. Cela peut aboutir à une dispersion du clan dans le pire des cas ou à un déplacement du centre de gravité de l’activité du clan dans le meilleur des cas. Le rapport de prévalence d’un clan sur un autre peut dans ce dernier cas changer. La reproduction élargie du clan ne s’effectuant plus autour de la terre, mais du capital mobilier.

Dans une famille élargie de quatre frères dynamique, si l’on prend l’exemple au cours de la guerre de libération nationale d’un aîné qui est commerçant, le second émigré, le troisième paysan et le quatrième émigré puis moudjahid et qu’avec le temps, le commerçant n’a investi que dans le commerce et ses enfants, les travailleurs et le moudjahid se sont retrouvés avec une retraite et le paysan est resté paysan, les quatre frères sortent de l’indivision avec des capitaux différents. L’inégalité a été consacrée, la famille élargie a renoncé à son unité, le village à son assemblée. À l’indépendance, ce n’était cependant pas le seul scénario possible. L’assemblée aurait pu retrouver sa place, investir dans les nouvelles infrastructures, redéfinir la copropriété, la place du travail extérieur. Mais la société n’a pas retrouvé ses marques, elle a préféré opter pour la poursuite du processus d’individualisation au travers du salariat et de ses institutions. La société, sous un tel processus, a dû être tenue et ne tient toujours que par un système autoritaire. Hors de ses cadres, de ses institutions, la société se défie des élites (et d’elle-même), défiance qui lui interdit de produire des autorités, un système cohérent de statuts basé sur le mérite.

En guise de conclusion. Le processus historique d’individualisation comporte des forces centrifuges qui menacent l’ordre social et politique. Il a procédé d’une construction de la société par l’État. Les institutions ont échoué à transformer les comportements individuels en conduites sociales. Elles projetaient des comportements imaginaires sur des agents sur lesquels elles n’avaient pas prise. L’ordre social ne s’est pas construit en tant que système cohérent de statuts validés par une reconnaissance sociale des mérites. La compétition sociale récuse les statuts par lesquelles la puissance publique s’efforce de l’administrer. Elle ne produit pas les mérites qui les valideraient. L’autoritarisme était le corolaire politique d’une société réprouvant l’ensemble des autorités et des statuts hérités et le résultat pratique d’une justice transcendantale dans une société postcoloniale déstructurée. La justice transcendantale a pris dans le milieu des sociétés postcoloniales une tournure autoritaire. La justice, au lieu de la jurisprudence, ne s’est pas attachée à corriger les injustices. Elle a défendu la paix du plus fort. Il faut abandonner l’idée d’une justice transcendantale qui aboutit dans une situation où la loi ne pouvant recevoir d’application générale s’apparente à la pratique d’une justice discrétionnaire. D’une justice à la discrétion de l’exécutif. Il faut permettre à la coopération sociale de donner à la compétition sociale les moyens de définir les cadres où elle pourrait s’effectuer, où les mérites pourraient se révéler et fonder le système des statuts d’une société solidaire et performante.


  • [1] J’aimerais signaler que dans le langage commun État (dâla, dûla) veut dire à tour de rôle.
  • [2] Elle suppose et oppose en vérité deux sociétés, celle féodale et celle bourgeoise. L’une, aux statuts héréditaires (la naissance), l’autre qui tiendrait ses statuts de la libre concurrence (les marchés). 
  • [3] Dont le théoricien magistral contemporain de référence sera le philosophe américain John RAWLS (1921-2002) dans son ouvrage Théorie de la Justice (1971), trad. française 1981 aux éditions du Seuil.
  • [4] Amartya SEN. L’idée de justice. Flammarion, p51
  • [5] Ibid. 12
  • [6] F. Engels. Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. 1884.
  • [7] L. Bourgeois. Solidarité, (1ère édition 1896), Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 1998.  p. 46. In Le lien social – entretien avec Serge Paugam. http://ses.ens-lyon.fr/articles/le-lien-social-entretien-avec-serge-paugam-158136
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