Chronique Eco– La Syrie: une économie exsangue et un pays éclaté
Ce qui vient de se produire en Syrie n’est pas un hasard ; c’est l’aboutissement d’un long processus de reconfiguration du Moyen Orient dans le cadre de la nouvelle géopolitique. Ne pas comprendre que la géopolitique nouvelle est aujourd’hui le facteur déterminant de toutes les relations économiques et commerciales. La Syrie n’est ni une puissance économique, ni une réserve de richesses naturelles importantes. Il est vrai qu’elle possède des réserves de pétrole au Nord Est (zone kurde) exploitées depuis 2015 par les Américains ; elle produit à peine 100 Mb/j, ce qui fait de la Syrie un pays importateur de carburants. Une petite économie qui n’a cessé de se rétrécir depuis le début de la crise politique en 2011 ; elle est devenue exsangue. Son PIB est passé de 68 Mds $ en 2011, à quelques 9 Mds $ en 2023 et une population résidante passée de plus de 18 Millions en 2011 à quelques 12/13 millions d’habitants résidents actuellement. C’est sa géographie qui peut aider à comprendre ce résultat ; elle se trouve à cet endroit au mauvais moment. Mais la géographie n’explique pas tout. Toutes les géographies ont des avantages et des inconvénients. La géographie est façonnée par l’histoire et sur ce registre la Syrie a été plutôt gâtée. Une civilisation millénaire, Damas existe depuis plus de 5000 ans, c’est la première capitale du monde musulman sous le Califat Omeyyade. La géographie est façonnée aussi par la politique. C’est sur ce registre que la Syrie n’a pas eu de « chance ».
Au plan géopolitique (imbrication du politique et de la géographie), la Syrie s’est retrouvée au centre d’intérêts stratégiques divergents. Elle est au centre d’un triangle composé de trois grands acteurs géopolitiques : Israël (qui occupe une partie du territoire syrien, le Golan) ; l’Iran (par le truchement d’une minorité chiite au pouvoir) et la Turquie (pour contrôler les Kurdes au nord de la Syrie). Ce triangle est enveloppé par un deuxième triangle : Les USA (contrôle de l’énergie), la Russie (à la recherche des eaux chaudes pour sa marine) et la France (par le truchement de ses intérêts historiques au Liban).
Depuis son indépendance de l’empire ottoman et du mandat français, la Syrie a subi l’idéologie du panarabisme du Parti Baath pendant 60 ans et la tyrannie des El-Assad depuis près de 55 ans. Une stabilité du régime qui en apparence est supposée porteuse de développement pour le peuple syrien, en réalité, ça été une stabilité pour asservir un peuple et étouffer son génie. Un pays ne vivant que de son patrimoine historique et culturel et le génie de son peuple qui innove dans tous les domaines avec les moyens de bord. Depuis la guerre de 73, la Syrie a vécu sous le régime de l’économie de guerre. Toutes les activités sont contrôlées par l’Etat et beaucoup d’entre elles sont exercées par l’institution militaire. Le Nord et le Kurdistan syrien ont toujours été rebelles au pouvoir central ; ils sont plus industrieux et moins dociles à l’autoritarisme de l’administration. Damas plus docile et plus commerçante. Alep est le cœur battant de l’économie syrienne, elle est fortement articulée à l’économie turque, soit par les échanges commerciaux, soit par la sous-traitance au profit des entreprises turques. L’agriculture syrienne, sur les bords de l’Euphrate, a été très performante au point d’obtenir une autosuffisance dans plusieurs filières, parmi lesquelles les céréales. L’Algérie a importé le blé syrien pendant plusieurs saisons dans les années 2000-2010. L’économie syrienne demeure très faible et fortement dominée par un secteur public impotent et archaïque. Un secteur privé très dynamique dans la région d’Alep, particulièrement dans le textile et la confection.
Le système de pouvoir instauré en 1970 par Hafedh EL Assad, autour du parti unique El Baath, contrôle l’économie et la société. Ce système devient, avec les crises internes, de plus en plus autoritaire et clientéliste. Face à la crise, les Syriens émigrent massivement vers les pays arabes, la Turquie et l’Europe. Cette main d’œuvre est bien formée et très disciplinée, elle est même entreprenante dans les contextes étrangers. Depuis la crise de 2011, plus du tiers de la population a émigré. Le génie de ce peuple a maintenu l’économie du pays dans une relative sécurité alimentaire et une activité industrielle et commerciale utile pour la population. Le tout dans des pratiques informelles, de petite corruption et de débrouille.
Nous profitons de cette chronique pour livrer un témoignage sur les pratiques locales d’un pouvoir autoritaire et fermé à toute évolution y compris dans le monde économique. Un pouvoir qui ne veut rien partager, même pas la liberté d’entreprendre et de produire pour l’intérêt du pays. Nous avons, à la faveur de plusieurs voyages dans ce beau pays, dans le cadre d’une mission de la Banque mondiale d’observer cette économie et surtout de relever les blocages d’une administration omniprésente et défaillante. Cette mission a eu lieu entre 2002 et 2004 et a consisté à évaluer le climat d’investissement et d’affaires du pays (Projet ICA de la World Bank : Investment, Climat, Affairs) dans une perspective de benchmarking international. Cette évaluation se fait essentiellement par l’administration d’un questionnaire standard international avec quelques marges de manœuvre pour une adaptation au contexte local.
Observation 1 : Notre interlocuteur était le Ministère des Finances, le vis-à-vis de la Banque mondiale. Comme dans de nombreux pays, le déroulement des enquêtes est soumis à une autorisation des instances locales ; c’est le cas en Syrie. En Syrie, pour avoir cette autorisation, il faut soumettre tout le questionnaire et d’autres documents au ministère des Finances. Sans cette autorisation, nous n’avons pas le droit de contacter les institutions (organisme des statistiques pour les bases de données des entreprises, les associations patronales, les banques, les douanes et même l’université). L’attente de l’autorisation a pris plusieurs jours (4 ou 5 jours). Notre questionnaire a été soumis au Conseil des Ministres qui en a statué en rejetant une seule question, celle relative à la corruption, ainsi formulée : « à l’occasion des procédures administratives et des demandes d’autorisations et permis, vous est il demandé des versements informels (somme d’argent, pots de vin, cadeaux, autres…) » ? Le motif donné par le Ministère des finances pour ce rejet était : « en Syrie, il n’y a pas de corruption ». Comme la question était importante pour les comparaisons internationales, il fallait lui donner une autre sémantique et ce sont les fonctionnaires du Ministère qui ont suggéré le mot approprié à la place de la corruption : ce mot magique était : « Ikramiyate » qui veut dire un pourboire ou des douceurs… Avec ce mot, le questionnaire est adopté et l’enquête est autorisée.
Observation 2 : Au moment du déroulement du questionnaire auprès des entreprises, nous avons observé la grande différence entre Damas et Alep. A Damas, les entreprises répondent à l’unanimité par : « aucun versement n’est demandé » ; alors qu’à Alep, les entrepreneurs réagissent d’abord par un commentaire sur la question en apportant une précision : « vous voulez dire s’il y a une corruption ?, alors : Oui ».
Observation 3 : Alep est une région très entreprenante. Un secteur privé dynamique et industrieux. Nous avons visité des usines de textiles et de confection aux normes internationales. Les chefs d’entreprise sont très critiques des pratiques de l’administration et des influences des pouvoirs locaux. Les kurdes jouent un rôle très important dans l’économie en exerçant des activités informelles, voire même totalement interdites comme l’internet et les transactions monétaires.
Observation 4 : Notre premier contact à Alep était avec le doyen de la faculté d’économie de l’université d’Alep (pour le recrutement et la formation des étudiants-enquêteurs). Dans son bureau, le doyen était entouré du représentant du parti Baath (vrai patron) et d’autres personnes. La discussion était très protocolaire et très « langues de bois » avec des louanges au Président et à la révolution et au Parti. A l’extérieur de son bureau, une fois seul avec nous, le discours a complètement changé et il a commencé par : « passons aux choses sérieuses :………. Et de se lancer dans un procès en règle contre le régime et ses satellites dans la société. Tous les syriens ont une double vie, particulièrement ceux du Nord, celle officielle et apparente et celle réelle et informelle dans tous les domaines, social, culturel, économique et même politique.
Le régime syrien a eu une alerte en 2011, et au lieu de saisir l’opportunité d’une ouverture politique et économique pour intégrer toutes les oppositions dans un processus d’inclusion des forces en présence, il a préféré l’affrontement. La fermeture du système, dans les domaines économique et politique, a conduit à des révoltes, des contestations et puis à l’embrigadement dans les réseaux terroristes. La révolte qui a conduit à la chute du régime Assad est venue justement du Nord. L’économie syrienne peut redémarrer si les conditions politiques sont réunies pour former un Etat national. Le génie du peuple syrien, les terres fertiles de l’Euphrate et le pétrole du Nord-Est peuvent constituer les leviers d’un redémarrage économique. Mais pour le moment, l’urgence c’est la consolidation de l’unité territoriale et la construction d’un Etat sur de nouvelles bases ; l’idéologie du nationaliste arabe est enterrée, comme toutes les idéologies populistes hypocrites.
ANOUAR EL ANDALOUSSI