25/05/2025
ACTUANALYSE

De la dépendance extérieure à la migration 2ème partie

Par DERGUINI Arezki.*

Association et stratégie.

La famille c’est l’indivision, l’indivision au-delà d’une certaine division du travail exigée par la complexité des interdépendances de la vie sociale, au-delà d’une certaine répartition du produit du travail. La libre association peut commencer avec le mariage. La famille en s’incorporant un élément extérieur, introduit une altérité  et engage une confrontation avec le monde extérieur. Cette altérité peut s’avérer disjonctive ou conjonctive. Disjonctive, si l’on a une définition restreinte de la famille et si le choix du conjoint ne relève pas d’une stratégie familiale autre que de consommation ; conjonctive, si l’on en a une définition élargie et si le choix du conjoint relève d’un choix stratégique autre que de consommation.

La modernisation avec le mythe de l’individu émancipé de ses dépendances s’est attachée à combattre l’indivision alors qu’il s’agissait de la protéger. L’indivision n’exclut pas la division, la complexification de la machine sociale, au contraire, elle permet à cette dernière de s’étendre sans se rompre.

Si la famille se réduit aux parents immédiats, si les rapports d’autorité familiaux ne correspondent plus aux rapports d’interdépendance sociaux, ce décalage  peut conduire à une dissociation familiale. Dans ce cas, l’appartenance ou la non-appartenance du conjoint au milieu de l’individu n’a pas d’importance. Avoir des enfants alors ne consiste en général qu’à consolider le couple comme unité de consommation et non à pérenniser la famille. La famille s’identifie alors à une libre association de consommateurs, tendue par une stratégie de consommateurs. Une consommation collective perdure par les avantages qu’elle procure par rapport à la consommation individuelle, lorsque les biens durables, le logement en particulier, sont inaccessibles pour chaque individu.

Si la stratégie familiale est identifiée à celle d’une entreprise, la préférence pour l’investissement sur la consommation est décisive. Il faut plus de ressources pour l’investissement, de l’épargne ; la non-transformation de l’épargne individuelle en investissement collectif met en cause la stratégie d’investissement. La libre association est ici association de ressources en vue d’investir et d’entretenir une entreprise. L’entreprise familiale peut employer ses membres et verser salaire sur les revenus de l’entreprise. Les membres de la famille seraient comme les actionnaires et les employés. Dans un deuxième temps, ils pourraient être seulement des actionnaires, leurs profils ne correspondant plus à ceux exigés par l’entreprise. Dans un troisième temps, ils pourraient être des actionnaires seulement intéressés par le rapport financier de leurs actions et non plus par la pérennité de l’entreprise familiale et ses rapports. L’indivision familiale prend fin, la famille cède la place à l’individu, à l’intérêt personnel. Comment un individu qui ne peut préserver une solidarité familiale, peut-il préserver une unité nationale ? On avait répondu : la foi dans une idéologie ; on dira aujourd’hui dans une mythologie. La première a fini par se désincarner, la seconde finira par se dé-couvrir.

Au départ de la petite entreprise familiale, on peut imaginer que les membres de la famille sont comme les actionnaires et les employés de l’entreprise familiale. La famille ayant fait le choix de l’investissement collectif afin de disposer des ressources nécessaires au lancement de l’entreprise. On peut considérer qu’elle aurait pu être l’héritière du fellah qui produisait sa consommation, s’il n’avait pas été dépossédé de ses terres et de sa capacité d’association. Au lieu de consommer ses produits, il « consommerait » et investirait son produit marchand. L’unité de la consommation et de la production aurait été préservée à l’intérieur du marché, à l’échelle de la famille  et de la société.

L’industrialisation et le paradigme familial

À la fin du colonialisme, le pays a opté pour une industrialisation forcée ; au bout du compte, il a fabriqué une armée de travailleurs consommateurs. L’industrialisation publique a injecté une masse écrasante de travail salarié. Elle a créé une masse subordonnée caractérisée par une forte propension à consommer, non incitée à épargner, l’investissement étant affaire publique exclusive. Le pouvoir politique règne désormais sur un peuple de consommateurs auquel il doit soumettre sa politique, la forte propension à consommer s’imposant dans le cours des choses. Pour diversifier l’économie, autrement dit consommer sa production, dans un tel cours, demande beaucoup de courage.

L’industrialisation a importé des usines et leurs machines, mais pas les professionnels qui vont avec elles en amont et en aval. Ceux qui les fabriquent restent en dehors des travailleurs qui les utilisent. L’industrialisation a consommé du travail étranger, mais n’a pas amélioré la capacité du travail local, ce dernier n’ayant pu apprendre du travail étranger. Avec la production de masse s’est séparé le producteur du consommateur, avec l’industrialisation forcée, le producteur étranger s’est substitué au producteur local. L’État entrepreneur s’est fait initiateur et liquidateur parce qu’il n’a pas initié une classe d’entrepreneurs, de consommateurs producteurs. Le sujet économique subsiste en tant que pur consommateur grâce aux ressources naturelles publiques. L’industrialisation n’a pas consisté en incorporation du travail étranger dans le travail social, elle a consisté en une substitution du travail étranger au travail local. Éviction plutôt qu’incorporation. Quand les producteurs étrangers ne pourront plus entretenir les consommateurs nationaux, se trouvera-t-il parmi ces derniers des consommateurs producteurs nationaux qui prendront le relai des producteurs étrangers ? Le consommateur pourra-t-il épargner, devenir actionnaire des entreprises, dont de l’échange de la production desquelles il pourra obtenir sa consommation ? La consommation pourra-t-elle devenir consommation productive et consommation de production nationale ? Remettre les choses dans cet ordre, effectuer une telle conversion réversion demande une planification et une longueur de temps.

Si au lieu du travail salarié, l’entreprise familiale avait été le paradigme de l’industrialisation, la séparation marchande de la production et de la consommation, se serait accompagné d’une incorporation du travail étranger dans le travail familial et non de la substitution de ce dernier par le premier. La société aurait investi dans l’entreprise avec toutes ses ressources, elle se serait faite société apprenante. Apprendre du monde et donner au monde auraient été ses devises. Elle aurait attaché sa consommation, son niveau de vie à sa capacité de production, à son savoir-faire. Le capital financier produit de l’exportation des ressources naturelles (capital naturel) aurait financé la formation d’un capital fixe et d’un savoir-faire. L’entreprise familiale préserve l’unité de la production et de la consommation au sein de l’économie marchande. Le salariat en fait l’affaire d’employeurs importateurs de machines à sous et finalement importateurs de marchandises tout court. La formation du capital fixe et l’accumulation du savoir-faire ne sont pas leur affaire. Là aussi, l’entreprise familiale a été décriée (tout comme l’indivision) au lieu d’être érigée en prérogative générale. Au lieu de pousser à l’association (« Associez-vous ! »), on a poussé à la dissociation (cherka halka).

Avec l’essoufflement du salariat, le paradigme de l’entreprise s’étend dans le corps social. Mais il y a une différence entre les sociétés où le paradigme de l’entreprise est central et celle où il a un rôle auxiliaire. Celle où il a un rôle central sont marquées par la forte présence des petites et moyennes entreprises à côté de grandes entreprises qui ne sont pas moins familiales, au contraire de celles où il sert d’auxiliaire, qui de surcroit sont marquées par une domination de grandes entreprises qui sont comme les héritières d’entreprises impériales.

Mais pourquoi l’accumulation de puissance a-t-elle besoin de la famille et en quoi consiste vraiment la famille ? Peut-on parler de famille en général ou seulement de familles au pluriel ? Il  n’y a ni famille ni association libre en général. Il y a des associations et des situations, des associations et des stratégies. Lorsque l’on envisage la famille dans sa définition élargie avec son système d’alliances et non plus seulement dans sa filiation, la famille est alors un nœud dans un réseau de réseaux de plus ou moins grande importance. Les interdépendances actuelles sont à la fois globales et locales. La question devient, la subsistance et la puissance de la famille dépendent de l’étendue et de la part prise par le réseau auquel elle appartient dans la société et dans le monde. La solidité du réseau dépendant elle-même de celles du marché, de l’État et du monde.

Pour conclure. La «libre association» que l’on oppose à la famille est un mythe pour entretenir la majorité de la population dans une certaine atomisation salariale sous le règne d’un certain nombre de familles capitalistes, pour soumettre des stratégies de consommateurs à la stratégie collective de producteurs. La famille ne disparait pas pour faire place à l’individu dans la bipolarisation de la société, son nombre minoritaire ne renseigne pas de sa place marginale, elle est condition de sa place centrale. Ce qui soutient sa centralité, c’est sa capacité à faire graviter autour d’elle les atomes libres que sont les individus séparés, c’est sa capacité à se constituer en noyau central de la société. Ce n’est donc pas la bipolarisation individu société qui seule organise la société, mais aussi en son sein, celle de la famille et de la société. Solidarité familiale et solidarité sociale se partagent la solidarité selon les circonstances. Le mythe entretient une fausse unité de la société, celle qui fait tenir une masse d’individus par un cercle restreint de familles … tant qu’individus et familles y trouvent leur compte. Lorsque cela ne se peut plus l’atomisation de la société se retourne de principe d’ordre en principe de désordre.

(*) Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif
ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.

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