18/09/2025
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Contribution– Les banques publiques algériennes face au défi de la transformation digitale

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  • Chérif EUCHI, Docteur en Management
  • Mohamed Chérif BELMIHOUB, Professeur en Economie Institutionnelle et en Management

La présente contribution est issue d’une étude menée au double plan quantitatif et qualitatif sur les conditions et les obstacles qui ont jalonné les processus de transformation digitale mis en œuvre par les Banques publiques algériennes au cours des dernières années. Ces processus se sont accélérés ces dernières années à la lumière de l’impulsion des pouvoir publics de la numérisation. Les conclusions de l’étude révèlent un retard préoccupant dans la transformation numérique ; en même temps, elles font apparaitre des leviers prometteurs pour accélérer le virage numérique.

La transformation digitale, bien plus qu’un simple mot à la mode, s’impose aujourd’hui comme une nécessité stratégique pour toutes les entreprises, quels que soient leurs secteurs ou leur taille. Derrière des termes tels que digitalisation, numérisation, entreprise 4.0 ou encore économie numérique, se cache une même ambition : intégrer les technologies digitales (telles que l’Intelligence Artificielle, le Big Data, la Blockchain, le Cloud Computing, la Cybersécurité ou encore Internet des objets) de manière massive et cohérente pour améliorer la performance, accroître la compétitivité et répondre aux nouvelles attentes des clients. La transformation digitale désigne donc ce processus profond d’intégration du digital dans l’ensemble des activités d’une organisation. La banque est une organisation assez singulière par la nature de ses activités et surtout par sa position dans le système économique et par son rôle à fort impact sur les autres organisations. Ainsi, elle peut être un facteur diffuseur de la technologie digitale, comme elle peut être un facteur bloquant des autres secteurs si elle-même n’est pas digitalisée. 

Le secteur bancaire, par son rôle central dans l’économie, n’échappe pas à cette dynamique mondiale. Dans les pays développés, la digitalisation des services financiers est désormais au cœur des stratégies globales des établissements bancaires. Un exemple emblématique d’une transformation digitale réussie est celui de BBVA, l’une des principales banques espagnoles. Dès 2015, BBVA a fait de la transformation digitale un pilier stratégique, investissant massivement dans les technologies de data analytics, les applications mobiles, l’open banking, et la co-création de services avec ses clients. Résultat : plus de 70 % de ses clients utilisent les canaux numériques, et l’institution est aujourd’hui considérée comme un modèle de banque digitale en Europe et en Amérique latine.

En Algérie, et plus particulièrement dans le secteur des banques publiques, la transformation digitale tarde à se concrétiser. Si les discours sur la modernisation du système bancaire se multiplient depuis plusieurs années, les réalités du terrain révèlent encore de nombreuses insuffisances : des délais longs pour l’obtention de carnets de chèques, l’impossibilité de retirer de l’argent dans une autre agence que celle de domiciliation, ou encore des freins persistants au développement du commerce électronique. Ces dysfonctionnements traduisent un retard structurel face à une clientèle de plus en plus connectée, exigeante et habituée aux standards numériques.

Face à ce constat, une étude de terrain approfondie a été menée entre février et juillet 2024 dans le cadre d’une recherche en vue de la préparation d’une thèse de doctorat en management. Cette recherche a porté sur six banques publiques (BNA, BEA, CPA, CNEP, BADR et BDL), seule une banque de création récente et dont l’installation effective est encore inachevée, la BNH (Banque Nationale de l’Habitat) n’a pas été intégrée dans notre analyse.  L’étude s’appuie sur une enquête quantitative, par questionnaires, auprès de 300 employés et sur des entretiens qualitatifs directs, réalisés avec huit responsables en charge de la transformation digitale. L’objectif : dresser un état des lieux précis de la maturité digitale de ces établissements, identifier les principaux obstacles et mettre en lumière les leviers susceptibles d’accélérer leur transition vers une banque pleinement digitale.

Les résultats révèlent une maturité digitale globalement faible. Plus de 60 % des employés estiment que leur banque n’est que partiellement digitalisée, et près d’un tiers considèrent qu’elle en est encore à un stade faible. Derrière cette maturité partielle, cinq leviers apparaissent déterminants : la stratégie digitale, la culture digitale, l’adoption technologique, l’implication des clients et la valorisation des compétences du personnel.

L’exploitation des données directes et des données croisées a permis de tirer les premières conclusions :

  • En considérant l’hypothèse que l’existence d’une stratégie digitale claire constitue un levier crucial, 78 % des répondants estiment que leur banque dispose d’une stratégie digitale, dont 85 % jugent son avancement modéré à faible.
  • A cela s’ajoute une culture digitale encore en construction. Ainsi, 45,7 % des employés estiment que la culture digitale de leur banque est en phase de transition et 17 % la jugent timide, seulement 11 % la qualifient de visionnaire. Dans le même sens, les responsables interviewés parlent d’un processus progressif, enclenché récemment, souvent sous l’effet de la crise sanitaire du Covid-19, mais encore loin d’une transformation en profondeur. Ainsi, même si la banque dispose d’une stratégie formelle ou implicite de transformation digitale, sa mise en œuvre peut être contrainte par d’autres facteurs comme on vient de le voir.
  • D’un point de vue technologique, l’enquête fournit des indications précises. Près de 87 % des employés confirment que leur banque propose des services d’E-Banking (gestion de compte en ligne), 86 % disposent d’un parc étendu de distributeurs et guichets automatiques (DAB/GAB), 88% délivrent une carte bancaire (CIB), et 57 % d’entre elles ont lancé des applications mobiles. En revanche, l’adoption de technologies plus avancées (Intelligence artificielle, Big Data, Cloud computing, Blockchain) reste encore marginale.
  • Les compétences digitales internes sont également un levier crucial : 48 % des répondants jugent que les compétences digitales sont modérément valorisées, 33 % estiment qu’elles le sont faiblementet 11 % pensent qu’elles ne sont pas valorisées du tout.A cela s’ajoute un constat préoccupant sur l’implication réelle des employés dans les projets de transformation : 77,3 % des employés interrogés déclarent ne pas être impliqués dans les projets de transformation digitale. Seuls 13 % affirment y avoir participé, et 9,7 % mentionnent une implication partielle. Les formations existent, mais elles ne sont pas encore généralisées ni adaptées aux nouveaux besoins digitaux. Les responsables interviewés soulignent un manque de formation généralisée et une difficulté à attirer ou retenir les talents spécialisés dans le digital. Cela se traduit par une faible maîtrise des nouveaux outils numériques et un manque de profils qualifiés pour piloter les projets digitaux.

Au final, qu’en est-il du client dans tout cela? Plus de 60% des employés interrogés estiment que l’implication des clients dans la définition des services digitaux reste modérée à faible. Les responsables reconnaissent également que la co-construction avec les usagers est encore peu formalisée. Pourtant, beaucoup soulignent que la demande existe : « Nos clients attendent des services accessibles 24h/24, sur tous les canaux. ».

Le second volet de l’étude met en lumière les obstacles majeurs à cette transformation digitale. Du côté des répondants, 58 % désignent les freins managériaux (manque de vision claire et insuffisance des budgets alloués) comme le principal obstacle à la transformation digitale.Par ailleurs, 75 % voient que les freins culturels (culture d’innovation insuffisante et résistance au changement) comme un obstacle majeur aussi. En parallèle, 71,3 % considèrent que l’écosystème bancaire est peu favorable à la mise en œuvre de la transformation digitale. Les entretiens avec les responsables corroborent ces résultats. Ils évoquent un manque de coordination interne, des systèmes d’informations qui ne répondent pas aux exigences de la transformation digitale, un déficit de compétences, ainsi que la lenteur des procédures administratives. Un d’entre eux précise : « Il n’y a pas une interopérabilité entre les organismes de l’État ». Une autre ajoute : « Les cybermenaces et le manque de sensibilisation des clients posent un vrai problème ». Cette réalité montre que les défis de la transformation digitale sont à la fois humains, technologiques, organisationnels et réglementaires.

Malgré ces obstacles, les employés questionnés et les responsables interviewés identifient des facteurs clés de succès qui peuvent accélérer la transformation digitale du secteur. En premier lieu, le rôle moteur de la Direction générale ressort avec force : plus de la moitié des répondants (50,3 %) estiment qu’un engagement clair et fort du top management est indispensable pour impulser le changement.

Autre facteur majeur, la montée en compétences digitales du personnel, jugée déterminante par 56 % des participants. Former, accompagner et valoriser les employés dans ce virage numérique apparaît comme une priorité stratégique. Vient ensuite la nécessaire refonte du Business model (modèle d’affaire) des banques : 46 % des répondants considèrent qu’il est temps de repenser en profondeur la manière dont la banque crée et distribue de la valeur à l’ère digitale.

La communication, interne comme externe, est également citée comme un facteur décisif : 61,7 % des répondants soulignent qu’un dialogue fluide et continu est essentiel pour fédérer les équipes autour du projet de transformation. Enfin, l’ouverture à l’innovation via des partenariats avec les FinTech est perçue comme un atout à exploiter davantage, pour bénéficier de l’agilité et des solutions technologiques nouvelles.

En somme, c’est en actionnant simultanément ces facteurs clés (stratégiques, humains, organisationnels et technologiques) que les banques publiques algériennes pourront réussir pleinement leur transition vers un modèle bancaire digital et durable.

Le dernier axe de l’étude a porté sur la perception qu’ont les employés des forces, des faiblesses, des opportunités et des menaces (analyse SWOT) qui influencent la capacité de leur banque à réussir sa transformation digitale. Sur le plan des forces, une majorité significative des répondants (64,3 %) estime que la réputation solide de leur banque et la confiance durable des clients constituent un levier stratégique majeur pour accompagner le virage numérique. Cette relation de proximité et de fidélité avec la clientèle est perçue comme un socle sur lequelon peut bâtir de nouveaux services digitaux.

En ce qui concerne les faiblesses, 58,3 % des employés interrogés pointent le retard accumulé dans l’intégration des technologies numériques avancées (tel que l’Intelligence Artificielle, le Big Data, le Cloud Computing ou encore la Blockchain) comme l’un des principaux freins à une digitalisation efficace. Ce retard technologique est souvent associé à un manque de vision stratégique claire et à des investissements insuffisants en infrastructure.

Du côté des opportunités, 46,3 % des répondants identifient la croissance continue de la demande des clients pour les services bancaires en ligne et mobiles comme une chance à saisir. Cette évolution des comportements, notamment depuis la pandémie, crée un contexte favorable pour innover, élargir l’offre digitale et répondre aux nouvelles attentes d’accessibilité, de rapidité et de personnalisation.

Enfin, sur le registre des menaces, 50,3 % des participants expriment une inquiétude vis-à-vis des risques liés à la sécurité des données. La digitalisation croissante des services expose en effet les banques à des cyberattaques, à la perte de données sensibles, ou encore à des atteintes à la confidentialité, ce qui pourrait compromettre la confiance des usagers et ralentir l’adoption des solutions digitales.

Cette étude offre aux dirigeants des banques publiques algériennes une grille de lecture structurée pour évaluer leur niveau de maturité digitale, identifier les freins internes/externes, et prioriser les leviers d’action.

Ainsi, pour réussir leur transition digitale, les banques publiques algériennes doivent adopter une approche intégrée reposant sur :

  • La définition d’une stratégie digitale claire, partagée et déclinée à tous les niveaux opérationnels.
  • Un engagement fort de la Direction Générale, traduisant une réelle volonté de changement, via des moyens humains, techniques et financiers.
  • La modernisation des infrastructures technologiques et l’interconnexion des systèmes d’information bancaires.
  • La valorisation et la montée en compétences des employés, par des programmes de formation continue adaptés aux nouveaux outils numériques.
  • L’instauration de dispositifs formels d’écoute et de co-création avec les clients, afin de garantir une adéquation entre l’offre digitale et les attentes du marché.
  • La refonte progressive du Business Model bancaire, pour intégrer de nouveaux canaux, de nouveaux partenaires (Fintechs) et de nouvelles logiques de valeur.

Ces actions doivent s’inscrire dans une démarche progressive mais structurée, centrée sur la valeur ajoutée pour le client et la performance organisationnelle. Enfin, l’approche de cette étude, combinant résultats quantifiés et appréciations de terrain, montre que la transformation digitale ne peut se résumer à l’acquisition de technologies. Il s’agit d’un processus global, qui implique une révision profonde des pratiques organisationnelles, des modèles d’affaires, et des relations avec les clients. C’est à ce prix que les banques publiques algériennes pourront franchir un cap décisif vers une digitalisation véritablement inclusive, performante et durable.

  • Chérif EUCHI, Docteur en Management
  • Mohamed Chérif BELMIHOUB, Professeur en Economie Institutionnelle et en Management

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