19/07/2025
ANALYSEACTUALITE

*Contribution* Réformes tarifaires: modèles de consommation et prix de l’énergie 

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Par Dr. Mustapha Mekideche (*)

Les tarifs et les prix de l’énergie, à travers le monde et en Algérie, ont toujours constitué une question complexe et délicate à la fois de part leurs impacts sociaux qu’économiques et financiers et même géopolitiques. En Algérie , pays producteur et exportateur d’énergie sous plusieurs formes( gaz naturel, GNL, pétrole brut, produits raffinés, électricité), la doctrine  tarifaire est historiquement fondée sur le paradigme invariant de justice sociale, héritée de la Déclaration du 1er novembre 1954, légitimant ainsi les grands transferts sociaux associés.

La soutenabilité de ces derniers a été souvent masquée par le volume de la rente générée par l’exportation des hydrocarbures. Fortement marquée par le gaspillage énergétique, cette situation a  crée et consolidé  la propension à reporter la mise en œuvre  de cette réforme  au moment où le reste du monde s’y est engagée depuis au moins deux décennies. Actuellement ce statu quo est fortement questionné, voire remis en cause par deux facteurs: le premier  structurel, le deuxième émergent:

1. Le premier est que  cette   rente subit, elle-même,  des variations à la baisse de forte amplitude lors des crises récurrentes des  prix internationaux. Ce qui entraîne de fortes tensions budgétaires dues au volume des subventions qui, quant à lui, est toujours en augmentation,

2. Le deuxième est que les réserves et les productions  d’hydrocarbures conventionnels vont diminuer tendanciellement à moyen et long terme. Cette baisse tendancielle implique la rationalisation de la consommation nationale, alors que les systèmes tarifaires en vigueur engendrent des volumes de gaspillages et des fuites aux frontières inévitables, incompressibles et en hausse constante. De plus  la persistance de ces systèmes tarifaires, déconnectés des coûts de production et  des fortes fluctuations des prix internationaux, aggravent  l’asymétrie avec la plupart des modèles énergétiques du reste du monde.

 Cette communication a pour objet de clarifier les conditions et le contenu d’une  prise en charge des systèmes tarifaires nationaux qui soit complète, systématique mais progressive, à l’aune des premiers signaux positifs déjà émis par l’Algerie, notamment en 2024, et des expériences internationales.

Nous examinerons ainsi dans une première partie les éléments de complexité et de difficulté récurrentes dans la gestion de ce dossier, prise en étau entre  la nécessité de l’accessibilité sociale et l’obligation de la soutenabilité à long terme. Dans une deuxième partie nous passerons en revue les expériences de réformes tarifaires à travers le monde, y compris celles de certains pays grands exportateurs d’hydrocarbures pour en tirer des enseignements . Enfin dans une troisième partie nous allons essayer d’identifier quelques éléments d’une stratégie de réforme tarifaire en Algérie, en partant de la singularité algérienne mais aussi des expériences internationales .     

1. La singularité algérienne à l’épreuve des faits: la difficulté récurrente de gérer le dilemme entre accessibilité et soutenabilité

En Algérie, la politique tarifaire de l’énergie repose historiquement sur les éléments de paradigme suivant :

  • Des prix administrés et subventionnés généralisés , bien en dessous des prix internationaux et parfois même des coûts réels  de production et de transport
  • Un objectif social affirmé : garantir un accès universel à l’énergie, soutenir le pouvoir d’achat et rattraper les retards economiques et sociaux sur le long termeavec d’abord  l’électrification  totale du pays.
  • Une logique de redistribution implicite de la rente pétrolière/gazière,  sans ciblage à ce jour, dans la plupart des cas.

Cett stratégie engagée depuis l’indépendance  a incontestablement soutenu et accompagné le développement economique et social du pays mais a atteint ses limites   de soutenabilité repérable par les caractéristiques ci-dessous  :

  • Coût budgétaire élevé des subventions (directes ou implicites) et manque à gagner par les opérateurs historiques concernés et impliqués ( la Sonatrach et la Sonelgaz),
  • Surconsommation et gaspillages énergétiques non seulement dans le secteur de la mobilité et celui du résidentiel mais aussi dans le secteur industriel local et résident étranger,
  •  Fuites  aux frontières des produits pétroliers liquides dus à des prix relatifs déconnectés des signaux économiques et de ceux des pays frontaliers et du reste du monde,
  • Faible incitation au recours à  l’efficacité énergétique dans tous les secteurs  (résidentiel, mobilité et industries ) d’où une  propension négligeable,constatée  dans la faible mise en œuvre de programmes de rationalisation de la consommation énergétique par les ménages et les entreprises( résidentiel, mobilité, industries, agriculture et services)
  • Inefficacité et asymétrie sociales  , car les ménages aux revenus élevés  profitent plus des subventions énergétiques que les titulaires de revenus plus faibles,
  •  Lisibilité insuffisante et indifférenciée  dans l’affectation des subventions
  • Transferts indues et implicites de rentes aux investisseurs étrangers résidents dans les filières à forte consommation énergétique ou à intrants d’hydrocarbures( un équilibre est à trouver entre l’attractivité recherchée et un coût acceptable)

La difficulté de produire des systèmes tarifaires adéquats réside dans la nécessité, à la fois , de prendre en en charge les besoins sociaux légitimes tout en évitant   de transferts indues, implicites ou explicites de rentes. L’ampleur  du gap entre l’Algerie et le reste du monde en matière des prix et des tarifs énergétiques est facilement lisible dans les données ci-dessous :

Comparaison prix internes / internationaux en  2023 (obtenues par IA en sources croisées : rapports annuels de la  CREG, Sonelgaz, ):

      # Gaz domestique : ~0,4 DA/kWh en Algérie vs ~6 DA/kWh en moyenne OCDE.

      # Électricité : ~4 DA/kWh pour les ménages algériens vs > 20 DA/kWh dans l’UE.

      # Carburants : Essence à 45 DA/litre vs 170 à 250 DA/litre dans la région MENA

 L’exercice de la réforme tarifaire impliquera d’abord de bien distinguer et de pouvoir mesurer les deux variables suivantes :

  • Le niveau du besoin social réel, c’est-à-dire celui de l’accès minimal à une énergie abordable, qui peut être garanti par un tarif social ciblé qui profiteront aux catégories sociales et d’activités jugés stratégiques dûment identifiées,
  • Le volume de  transfert de rente indu , lorsqu’un prix trop bas bénéficie à des catégories non prioritaires (classes moyennes ou entreprises énergivores), freine l’investissement et crée des rentes captées par des intérêts particuliers, notamment étrangers résidents.

Cette aspect de la question, malgré, d’une part,  la baisse tendancielle des réserves conventionnelles d’hydrocarbures et, d’autre part, l’augmentation des consommations des ménages et des activités que le processus d’émergence et de diversification économique va accelerer , est certes affichée mais encore insuffisamment mesurée  et prise en charge en Algérie.

  • Il y a un risque de cercle vicieux : plus les prix sont bas, plus la consommation et le gaspillage augmentent et plus la pression sur les ressources s’accroît. Il devient très  difficile de réformer. Mais les exemples des pics de consommation électrique en  été, qui créent des difficultés récurrentes dans la gestion du réseau par la Sonelgaz , ceux du gaspillage des carburants dans le secteur de la mobilité et des fuites aux frontières  ne peuvent plus continuer de persister  sans traitement structurel,  progressif et differencié.
  • Les tentatives de réforme tarifaire (alignement progressif des prix sur les coûts, ciblage des aides) ont été  souvent reportées  par des considérations politiques ou sociales.
  • Cependant des signaux de volonté de réformes sont perceptibles en 2024
  • Une brève rétrospective des politiques tarifaires dans les pays industrialisés : un alignement sur les coûts et la transition énergétique

Les pays industrialisés ont déjà , pour la plupart :

  • Aligné leurs prix sur les coûts de production et de marché. Cela permet de garantir une efficacité économique et d’éviter les distorsions, surtout dans les cas où ils sont importateurs d’énergie.
  • Intégré des signaux de transition énergétique, notamment via des taxes carbone, des redevances environnementales ou des incitations pour les énergies renouvelables qui constituent de fait des barrières à l’entrée supplémentaires  pour les pays exportateurs d’énergie conventionnelle comme pour l’Algérie. Cette dernière  question devrait, pour ce qui nous concerne  être anticipée dans le cadre notamment de la renégociation en cours de notre accord de libre échange avec l’Union européenne (UE) et sur le plan mondial dans les Conférences climat.
  • Protégé partiellement et insuffisamment les couches sociales plus vulnérables par des mécanismes ciblés (tarifs sociaux, chèques énergie), au lieu de subventionner les prix à l’échelle nationale.

En Europe par exemple , le marché de l’électricité et du gaz est largement libéralisé. Le prix suit les coûts marginaux (souvent les centrales à gaz), mais si des aides insuffisantes sont versées aux ménages fragiles pour tenter d’amortir les hausses.

S’agissant des expériences internationales des pays exportateurs d’hydrocarbures et émergents. En effet des  pays comme l’Iran, l’Indonésie, l’Arabie Saoudite,ou bien l’Egypte  ont déjà engagé avec des  succès relatifs   des réformes tarifaires  en matière de tarification énergétiques que ce soit par des mécanismes de ciblages des couches sociales ou activités identifiées comme stratégiques ou prioritaires devant bénéficier d’un soutien financier généralement d’origine budgétaire.

Égypte

• Suppression progressive des subventions (2014–2020),

Tarification par tranches.

• Compensation ciblée via cartes d’approvisionnement alimentaire.

Indonésie

• Réduction massive des subventions carburants dès 2015.

• Introduction d’un prix flottant basé sur le marché mondial.

•Transferts monétaires directs ciblés.

Iran

• Targeted Subsidy Plan (2010).

• Augmentation des prix.

• Compensation universelle via versements mensuels à la population.

Arabie Saoudite

• Tarification progressive (post-2016).

• « Citizen Account Program » pour soutien aux ménages.

• Conditions spécifiques pour les industries énergivores.

Enseignements  principaux  :

• Nécessité d’un Phasage des réformes.

• Construction d’un Ciblage social précis et approprié

•. Communication publique transparente.

. Gouvernance forte et indépendante.

  • Éléments d’une stratégie de réforme tarifaire progressive en Algérie

3.1 La difficulté de l’exercice et la position du problème

Comment  fixer les prix de l’énergie en tenant compte à la fois des impératifs économiques et financiers (compétitivité et attractivité des investissements, équilibre budgétaire), des contraintes sociales (accessibilité pour les ménages) et l’assèchement des dynamiques de rente installées(subventions, redistribution implicite, effets d’aubaine captés par les  IDE et les investissements  locaux à  forte intensité énergétique). Cela nécessite une observation mesurable et permanente des tendances passées et des scénarios avec les changements tarifaires projetés.

          •         Le transfert de rente non productif, lorsqu’un prix trop bas bénéficie à des catégories non prioritaires (classes supérieures et moyennes ou entreprises énergivores), freine l’investissement, aggrave les tensions budgétaires et crée des rentes indûment captées par des intérêts particuliers.

.

          •         Il faudra sortir du  risque de cercle vicieux : plus les prix sont bas, plus la consommation augmente, plus la pression sur les ressources s’accroît, et plus il est difficile de réformer.

          •         Les tentatives de réforme tarifaire (alignement progressif des prix sur les coûts, ciblage des aides) sont souvent bloquées par des considérations politiques ou sociales.

 Les objectifs de la réforme tarifaire

  • Assurer la soutenabilité budgétaire à moyen et long terme.
  • Maintenir l’equitė sociale et la justice énergétique.
  • Préserver  la rente pour des objectifs prioritaires stratégiques et de souveraineté et prévenir  les  transferts indus
  • Soutenir   la transition énergétique.

Schéma de gouvernance tarifaire

  Compte tenu à la fois de la nécessité et de la complexité de la réforme tarifaire de l’energie, le schéma de gouvernance tarifaire devra être assis à la fois sur  un dialogue social permanent  et la disponibilité d’instruments statistiques fiables que facilitera  la digitalisation en cours du pays . Dans ce cadre les  conditions de réussite de la réforme tarifaire nécessitent que toutes les institutions y contribuent de façon active:

  • Le Gouvernement et le Parlement devront fixer  le cadre stratégique et les mesures tarifaires  progressives , en liaison à la fois avec les acteurs sociaux ( syndicats ptrnaux et des salariés , mouvement associatif)  et en s’assurant du consensus de la classe politique et des forces économiques ( associations patronales )
  • La CREG , en tant que première institution de  Régulation dotée de l’expertise et des attributions doit veiller à la faisabilite , la transparence et l’efficacité des  ajustements tarifaires progressifs à mettre en oeuvre.
  • La Sonelgaz & Sonatrach  seront en charge de l’application  opérationnelle des tarifs.
  • Un Observatoire indépendant devra être créé  pour assurer le Suivi de l’impact social et économique avec la publication de  rapports publics.
  • Un Mécanisme compensatoire doit être mis en place par  :la  Création d’un compte énergie citoyen pour les ménages vulnérables ( Expérience déjà acquise en Algerie par exemple dans le dispositif d’accompagnement des jeunes diplômés sans emploi)

 Recommandations stratégiques

  1. Cesser , le moment venu, les subventions généralisées au profit d’un ciblage ciblé et équitable.
  2. Protéger les ménages vulnérables par des transferts directs ou un compte énergie.
  3. Tarification progressive par tranches :
    • Tranche sociale (jusqu’à 100 kWh/mois)
    • Tranche intermédiaire
    • Tranche élevée (tarif de dissuasion)
  4. Tarifs préférentiels industriels à conditionner à :
    • La performance énergétique,
    • La création d’emplois locaux,
    • L’effort d’intégration national,
    • L’investissement dans la transition bas carbone.
  5. Préserver la rente pour les chaînes de valeur stratégiques : hydrogène, solaire, gazochimie locale, infrastructures structurantes, recherche
  6. Créer un comité interministériel piloté par le Premier ministre, chargé du suivi tarifaire.
  7. Publier un rapport annuel tarifaire  pour mesurer les progrès réalisés ou à l’inverse pour identifier les obstacles persistants.

Conclusion et perspectives

La réforme des politiques tarifaires déjà engagée, mais insuffisamment mise en oeuvre, devra être consolidée et développée selon une démarche prudente, progressive mais déterminée par les actions suivantes:

  1. Construire   un consensus social et politique solide, car la réforme tarifaire  touche des équilibres sensibles,
  2. Réduire progressivement les subventions universelles pour aligner progressivement et  rapprocher à terme les prix sur les  coûts économiques,
  3. Mettre en place des mécanismes de compensation ciblés (transferts monétaires, tarifs sociaux, etc.),
  4. Investir dans la diversification énergétique et l’efficacité énergétique pour réduire la dépendance à la rente et promouvoir les En/R, dont les faibles tarifs actuels des énergies classiques peuvent produire un effet d’éviction sur ces dernières.

(*) Expert en énergie.

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