11/09/2024
CONTRIBUTION / CHRONIQUECHRONIQUE/EDITO

Contribution: Une stratégie audacieuse face à l’exode des cerveaux

Par Sofiane Baba (*)

Au cœur des débats en Algérie, les ressources naturelles captivent l’attention, justifiée par leur rôle vital dans le financement de la stabilité économique. Pourtant, il apparaît que le véritable trésor du pays, ses ressources humaines, demeure sous-estimé. Plus précieuses que les gisements de sous-sol, les talents algériens, jeunes, instruits, dynamiques, créatifs et entreprenants, tissent le riche tissu du capital humain national. Face à l’exode alarmant des compétences, le grand défi de l’Algérie pour les années à venir dans un contexte géopolitique instable et porteur de grands enjeux est celui de la mobilisation et de la rétention de ces esprits brillants.

Établi depuis plus de deux décennies au Canada, je visite régulièrement l’Algérie et je fréquente aussi bien des universitaires, des entrepreneurs, des fonctionnaires, des étudiants que des chômeurs. Jamais auparavant je n’avais autant entendu parler de départ, d’immigration et de visa qu’en 2023-2024. Étonnamment, même ceux qui réussissent bien au pays aspirent à partir, ce qui est préoccupant. Un ami me confiait récemment que si autrefois les larmes coulaient à l’aéroport lors du départ d’un proche, aujourd’hui, ce sont des sourires qui illuminent les visages, des sourires de joie et d’espoir des parents voyant leurs progénitures partir vers un avenir meilleur à l’étranger. C’est une image sombre pour notre pays.

Mais c’est surtout une perte humaine, sociale et économique immense, d’autant plus que les Algériens établis à l’étranger ne forment pas encore une diaspora au sens strict du terme. Peu organisés, leurs intérêts peinent à converger, que ce soit en Amérique du Nord ou, d’après ce que j’entends, également en France. La diaspora rencontre donc des difficultés à contribuer de manière efficace, organisée et durable au développement du pays. Des initiatives récentes ont tenté de pallier ce défaut, avec des succès notables comme certaines collaborations avec les universités du pays et dans le soutien aux startups technologiques, mais il reste encore beaucoup à faire.

En parallèle, le pays nourrit de grandes ambitions socioéconomiques pour les années à venir, ambitions à la fois légitimes, nécessaires et réalistes. Cependant, elles ne pourront se concrétiser, à mon avis, que si l’Algérie lance un vaste projet, immédiat et audacieux, destiné à retenir ses meilleurs éléments et à encourager le retour de ceux qui sont basés à l’étranger. Je propose une hypothèse ouverte à discussion : aucun pays ne peut aspirer à un développement durable si ses esprits les plus brillants quittent régulièrement le pays depuis des décennies sans jamais revenir.

Comme point de départ, il est impératif de reconnaître qu’un départ représente une perte significative pour le pays, équivalente à l’investissement réalisé dans l’éducation et les soins de cette personne, gratuitement dispensés pendant au moins 17 ans, jusqu’à l’obtention d’un magistère. Avec un coût moyen de 15 000 dollars par an pour ces services, le total s’élève à environ 250 000 dollars pour éduquer une personne de l’enfance à l’âge adulte. Lorsque cette personne quitte le pays, l’Algérie subit donc une perte nette de 250 000 dollars, sans même prendre en compte le potentiel de contributions futures manquées.

En 2016, un ancien ministre du Commerce évaluait le coût de la fuite des compétences à 165 milliards de dollars sur une période de 30 ans. Rien qu’en 2022, 1 200 médecins ont quitté l’Algérie pour la France, représentant une perte estimée à environ 400 millions de dollars pour cette seule année. Actuellement, près de 15 000 médecins formés en Algérie exercent en France, engendrant une perte cumulée avoisinant cinq milliards de dollars.

Si l’on ajoute à cela les quelque 20 000 étudiants qui partent chaque année[1] et ne reviennent que rarement (on estime à environ 30 % le retour des étudiants au pays après la fin de leur scolarité)[2], cela représente une autre perte de près de quatre milliards de dollars annuellement. On peut également ajouter les cadres qui quittent le pays chaque année, ce qui nous amène à conclure que l’Algérie subit une perte annuelle d’au moins cinq milliards de dollars en raison de son incapacité à retenir ses meilleurs talents. Or ces individus bien formés sont précisément ceux qui devraient être en première ligne du développement économique et du renouveau de l’Algérie.

Seuls une vision claire et un projet ambitieux peuvent inverser cette tendance. Il ne s’agit pas tant de parler que d’agir. Malgré les affirmations de certains prophètes du malheur qui soutiennent que les dirigeants ne souhaitent pas le retour ou la rétention des talents du pays, je reste convaincu du contraire. De mon point de vue, il s’agit surtout d’une question de clarté dans la vision, d’efficacité dans l’organisation et de mise en œuvre d’un projet concret et ambitieux.

Bien évidemment, l’Algérie a d’abord besoin d’un grand projet ambitieux, d’une vision à long terme qui s’étend sur 10, 20, voire 30 ans, avec pour objectif de créer des opportunités qui encouragent les citoyens à rester et incitent ceux qui sont partis à revenir[3]. Cette grande vision devra englober toutes les dimensions d’un pays : les sphères politique, économique, sociale, scientifique et technologique. Pour les besoins de cette contribution, j’adopte une approche pragmatique. Pour simplifier et mieux cerner le défi collectif de la prochaine décennie, je me concentre ici sur trois secteurs clés qui pourraient générer un effet d’entraînement significatif sur tous les aspects de la vie des Algériens : l’économie, l’administration publique et l’université. Bien qu’il existe de nombreux autres secteurs, je m’en tiendrai à ces trois domaines.

En ce qui concerne l’économie, je propose que nous envisagions une Algérie en tant que puissance économique régionale, autosuffisante sur le plan alimentaire, grande exportatrice d’énergie et avec pour objectif d’atteindre 500 milliards de PIB et 100 milliards de dollars d’exportations hors hydrocarbures. En ce qui concerne l’administration publique, je suggère une numérisation accélérée à tous les niveaux afin de fluidifier les opérations, tant pour les citoyens au quotidien que pour les entreprises. Cela devrait permettre de réduire la corruption à petite échelle et d’éviter le gaspillage de temps et d’énergie. Enfin, j’invite à viser haut pour moderniser notre système universitaire, en le transformant en un véritable lieu de réflexion et de production de connaissances universelles, à la fois utiles pour la science et pour l’Algérie. Pour y parvenir, il sera essentiel de stimuler la recherche, de dépolitiser et de débureaucratiser l’université.

La vision que je propose est de faire de l’Algérie un pays où chacun de ses enfants aspire à y demeurer pour contribuer à son développement, et où les meilleurs talents établis à l’étranger sont encouragés à revenir pour transmettre leurs connaissances et leur expérience, dans le but d’accélérer la prospérité du pays et de participer à ce projet collectif.

Ainsi, il est essentiel de comprendre les préoccupations de ceux qui envisagent de partir ainsi que de ceux qui souhaitent revenir, puis d’y répondre de manière audacieuse. C’est la seule voie possible. Les faits sont plutôt clairs. Je vais aborder ce que je connais, vivant à l’étranger depuis 22 ans : les cadres que je connais à l’étranger, notamment ceux qui ont des familles, expriment des préoccupations récurrentes : perte de niveau de vie, notamment en matière de pouvoir d’achat, éducation des enfants et confort matériel. Ils sont prêts à surmonter les autres défis. L’Algérie a tout ce qu’il faut pour répondre à ces préoccupations matérielles avec facilité.

Pour répondre à cette situation, un investissement visionnaire s’impose. Je suggère que l’Algérie consacre l’équivalent de ce qu’elle perd sur deux années, soit 10 milliards de dollars, étalés sur une décennie, ce qui revient à un milliard de dollars par an. Cet investissement favoriserait, sur une décennie, le retour en masse de la diaspora ainsi que la rétention d’une grande partie des étudiants envisageant de partir, afin de participer à un projet ambitieux pour l’Algérie. La façon dont ces fonds seront alloués reste à déterminer, avec plusieurs scénarios possibles (par exemple, un système de crédit bonifié pour l’acquisition d’un logement et des équipements nécessaires à une installation décente), mais pour encourager le retour et la rétention des talents, il est crucial de créer des conditions propices. Il suffit d’oser !

Le temps presse et la saignée ralentit considérablement le développement du pays. L’Algérie regorge de talents exceptionnels sur son propre sol et il faut les valoriser. En parallèle, il faut aussi reconnaitre qu’un grand nombre d’Algériens établis à l’étranger ont, au fil des décennies, acquis des expériences précieuses dans certains des pays les plus développés et au sein d’entreprises de renommée mondiale. Cette expérience collective pourrait permettre à l’Algérie de faire des avancées significatives, économisant ainsi des années, voire des décennies, dans son développement. Dans un monde géopolitique plus incertain que jamais, la puissance économique de l’Algérie sera sa meilleure arme dans le monde de demain.

(*) Professeur de management stratégique, Université de Sherbrooke


[1]Rien qu’en 2023, le Canada a délivré 9 000 visas d’études à des Algériens. En 2021, la France en avait octroyé 7 500. En l’absence de données précises et officielles, il est donc raisonnable d’estimer qu’environ 20 000 étudiants algériens partent chaque année à l’étranger.

[2]D’après une étude du CREAD (2021), seulement 22 % des étudiants algériens en France prévoient de revenir en Algérie après leurs études. En revanche, 78 % déclarent ne pas avoir l’intention de retourner au pays. Parmi eux, 57 % souhaitent s’établir en France, tandis que 21 % envisagent de s’installer dans d’autres pays.

[3]Les recherches sur les organisations révèlent que celles dotées d’une vision à long terme sont plus performantes et cohérentes dans leurs actions et décisions, comparativement à celles qui fonctionnent à court terme, en réagissant aux urgences du moment. Elles mobiliseraient également plus facilement la contribution de ses membres. On peut envisager qu’un pays fonctionne comme une grande organisation complexe, et, dans cette perspective, l’importance d’une vision à long terme reste tout aussi cruciale.

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