Sobriété ou pauvreté ?
Par DERGUINI Arezki (*)
Être dans le monde et lui survivre. Le monde change et nous aussi. Nous sommes sortis du monde colonial, mais de quelle manière ? Nous sommes dans le monde capitaliste, mais comment en sortir ? Cela se fait à coups de révolutions bruyantes, de frictions plus ou moins violentes et de transformations silencieuses.
Nous avons été dans le monde colonial, nos élites traditionnelles en sont sorties défaites. Elles ont accusé défaite après défaite. Défaites par les armes, elles ont subi le joug colonial. Défaites culturellement, elles n’ont pas su plier, investir le monde et se redresser. Elles n’ont pu penser ce qui arrivait. Le monde était trop puissant, allait trop vite, l’Occident était conquérant et arrogant. Il les avait surprises. La révolution a été celle de la plèbe (Mohamed Harbi, 1980), autrement dit le résultat de transformations silencieuses au sein de la population, révolution sanitaire, exode rural, émigration, etc.. Le moteur inconscient de la pression des besoins, de la démographie – telle l’expression d’un élan vital – ses frictions avec le monde occidental ont conduit à l’insurrection, à l’explosion du cadre colonial. Mais là encore nous avons pris ce qui était prêt, préparé pour nous par le monde postcolonial : rattraper le monde occidental avec le savoir d’autrui, en faisant œuvre de « développement ».
Nous sommes dans le monde capitaliste, mais nous ne savons pas en sortir. C’est encore la pression des besoins, de la démographie, qui nous conduit. Nous subissons le monde qui nous enjoint de consommer en échange de nos matières premières. La pression démographique expression de l’élan vital d’une société sort des cadres d’action du politique. Il en coûte à la Chine aujourd’hui d’avoir adopté la politique de l’enfant unique pendant des décennies. On n’ajuste pas la croissance démographique à la croissance économique ni de manière autoritaire ni de manière libérale. La planification démographique ne se résout pas en politiques familiales, natalistes ou malthusianistes. Les prévisions démographiques ne vont pas au-delà de la projection de tendances actuelles, un futur compté comme un présent en devenir. Il reste que l’élan vital d’une société qui ayant décollé de ses fondations rurales et vivant maintenant hors sol s’effiloche. L’ancienne résilience des sociétés rurales unies à leurs milieux entamée par les expropriations coloniales s’est dissipée avec des sociétés urbaines qui n’ont plus de prise sur leurs conditions d’existence. La dispersion de la société risque d’être le résultat si celle-ci ne se réapproprie pas ses conditions d’existence.
De la séparation de la propriété et du capital …
Un des fondateurs de l’économie politique (son Prince), David Ricardo , prévoyait un état stationnaire de l’économie du fait de rendements à venir décroissants de l’agriculture. Il pensait alors à la place que retrouveraient alors les propriétaires fonciers (l’ancienne noblesse) dans la société, à la rente qui plomberait l’accumulation du capital en réduisant les profits. Il ne pensait pas aux rendements décroissants de la production des matières premières de l’industrie. Nous y sommes. Il ne voulait pas penser pas les propriétaires fonciers pouvaient avoir quelque avenir, qu’eux-mêmes pouvaient investir leur rente, se transformer en producteurs capitalistes. Il ne voulait les voir que comme des obstacles à l’accumulation du capital, à la croissance de la production. Or l’on sait aujourd’hui que la révolution industrielle anglaise, première dans son genre, a plus quelque chose à voir avec une espèce de propriétaires fonciers transformés en transformateurs de matières premières qu’avec les banquiers de Londres (F. Braudel). Mais il fallait pour David Ricardo inverser la relation de domination existante entre les propriétaires fonciers et les capitalistes. Les premiers ne voyaient-ils pas, à la différence des seconds, que l’avenir serait celui de la propriété des machines et non celle de la terre ? Aveuglement de la classe dominante ? Il n’y eut pourtant pas de révolution en Angleterre. Ce que voulait en fait David Ricardo, c’est que la terre devint un facteur de production comme un autre, une marchandise convertible en argent, pas du tout un capital naturel comme on dit aujourd’hui. L’antagonisme de classes préconisé conduisit donc à faire de la terre une simple marchandise. Il cessait d’être un bien commun, sans être encore un capital naturel. La propriété de la terre n’avait plus pour fonction de protéger la terre comme source de revenus indépendante, elle consistait en la propriété d’une marchandise comme une autre. Le marché de la terre put exister et le capitalisme put s’affranchir d’une tutelle sociale.
À l’échelle mondiale aujourd’hui, on retrouve cette opposition entre propriétaires de matières premières, producteurs transformateurs de ces matières premières et banquiers. Les rentiers sont aux deux bouts de la chaine, les premiers vivaient du capital foncier, les derniers du capital financier. Car les capitalistes sont des rentiers, non des producteurs, ils prêtent et gèrent la circulation de l’argent comme les propriétaires fonciers prêtent la terre et gèrent le foncier. Ils ne se soucient ni de transformer la matière ni de protéger sa source. Comme le montre l’historien F. Braudel, les capitalistes ne se sont intéressés que tardivement à la production, comme ils s’en désintéressent aujourd’hui et croyaient pouvoir le faire avant que la Chine ne leur fasse la leçon : pas de civilisation sans manufactures. Il faut confier la production à des sociétés amies, pour pouvoir se spécialiser dans la vente et la conception et monopoliser l’industrie de la guerre. Les matières premières sont naturellement disséminées entre monde capitaliste et monde non capitaliste. Propriétaires et capitalistes ne peuvent pas former une seule entité, ils sont dispersés parmi les nations. Les rapports de force non équilibrés soumettent la production mondiale des matières premières à l’accumulation mondiale du capital financier. Les propriétaires de matières premières ne font pas le poids face aux banques centrales émettrices de devises fortes. Elles ne peuvent protéger la source de leur revenu. Tout comme au XIX° siècle des rois africains offraient aux négriers portugais des Africains en échange d’armes, de soie et autres articles[1], les dirigeants africains offrent aujourd’hui leurs matières premières en échange des instruments occidentaux de puissance via le capital financier mondial. Ils ne voient toujours pas que les instruments de puissance occidentaux ne peuvent être que ceux de leur soumission. Le capital naturel soustrait à la protection communautaire par la puissance tutélaire est détruit pour être converti en capital financier qui permet d’obtenir quelques armes de la puissante modernité[2].
… à la destruction des formes sociales et naturelles du capital
Dans le monde capitaliste, la propriété privée absolue via l’étatisation a soustrait la gestion du capital naturel à la communauté et l’utilitarisme a fait de la cupidité (les économistes disent la loi du profit maximum) le totem de l’individu. Il n’y a pas de place pour la reproduction du capital naturel dans l’accumulation mondiale du capital, son destin est sa transformation en capital financier. Pas de place pour les vivants qui ne puissent être réduits en esclavage. Ce n’est pas un hasard si dans la définition de la fonction de production ne figure que ce que l’extraction des matières premières coûte au capital financier. On s’empresse moins de parler de tragédie de la propriété privée absolue qu’on ne s’est empressée de parler de celle des communs. Pourtant les abus de la propriété privée absolue sont maintenant largement documentés. Mais entre ce qui n’appartient à personne et ce qui appartient exclusivement à quelqu’un, on a pris soin de ne rien laisser. Et l’on peut aller gaiment de la tragédie des communs à celle de la propriété privée exclusive. Il n’y a pas de place non plus pour le capital social, seulement pour les réseaux que contrôle le capital financier. Surtout pas de réseaux qui peuvent se soustraire à son contrôle. Il est détruit comme le capital naturel s’il n’est pas convertible en capital financier.
Cela ne nous autorise pas à croire pourtant que le capital financier est seul maître à bord. Il faut compter sur les catastrophes, les révolutions, les guerres auxquelles peuvent conduire les transformations silencieuses, les frictions[3] et les débordements. Le mythe du roi Midas est connu des économistes. Pourtant les voilà qui ne voulant plus tout transformer en or depuis les accords de Bretton Woods, s’efforcent de tout transformer en dollars et monnaies apparentés. Car voilà le mythe des économistes : la croissance perpétuelle, la transformation de toute la production en production de marchandises par des marchandises. Mythe dérivé d’un autre plus large socialement, celui de l’émancipation de la nature.
Certaines catastrophes commencent à pointer, catastrophes naturelles ici, guerres civiles et immigrations sauvages là. Le monde a à choisir entre une exacerbation des tendances capitalistes actuelles, soit une plus grande dispute autour des ressources mondiales ou la modération de telles tendances et une inflexion vers une meilleure prise en compte des formes sociales et naturelles du capital, une autre unité du capital que celle qui s’effectue sous la férule du capital financier. En vérité, il ne choisira pas, mais il devra faire avec une polarisation croissante du monde et des sociétés, avec des riches de moins en moins nombreux et des populations inutiles de plus en plus nombreuses. La compétition est la manière pacifique d’établir une hiérarchie, la guerre est la manière violente. Ce sera la compétition ou la guerre qui imposera la loi du plus fort. Ce qui va décider du succès de la compétition c’est l’acceptabilité internationale et sociale de ses résultats, c’est la direction prise par la compétition, la paix sociale ou le contraire. Une trop forte polarisation sociale, autrement dit un divorce de la partie utile de la société de celle peu utile, ne peut conduire qu’à la guerre. L’issue de la guerre dépend du rapport de forces qui dépend lui-même des forces qui le composent. Les Occidentaux qui ont externalisé la production, mais qui conservent le monopole de la violence, sont poussés plutôt vers la guerre en s’attaquant aux maillons faibles. Car à compter trop longtemps sur un tel monopole et non sur la puissance productive, il peut arriver aux USA ce qu’il est arrivé à l’URSS. Il ne faut pas se faire d’illusions, il s’agit de se préserver de la guerre et de ses désordres, chez soi et chez ses voisins. Nous entrons à nouveau dans une zone des tempêtes.
De la croissance à la décroissance
Il ne sert à rien d’accuser les politiques de mentir quand on sait que l’on ne peut pas accepter, de leur part ou d’une autre, un discours de vérité. Le monde a pris l’habitude de la croissance, « la plus élémentaire de nos habitudes modernes fait désormais appel à une armée de machines. » « Cela fait deux siècles – huit générations ! – que la croissance est – ou était, plutôt – notre pain quotidien, pourquoi diantre devrions-nous penser qu’il va désormais falloir s’en passer ? »[4] « Tant que nous n’avions pas découvert la possibilité de nourrir des esclaves mécaniques avec de l’énergie fossile, chaque Terrien produisait à peu près la même quantité de labeur en une année … L’immense majorité des économistes modernes raisonne – ou continue à raisonner, pour être plus précis – comme si c’étaient toujours les hommes qui « travaillaient … Dans un monde « libéralisé », fournir plus d’emploi en rendant ce dernier moins productif, c’est se saborder ». « C’est bien « en tendance » que la croissance a toutes les chances de cesser, et elle aurait déjà cessé si l’endettement croissant n’avait pas été possible. … L’endettement croissant d’un État dans un contexte de PIB stable ou décroissant, c’est donc très exactement une pyramide de Ponzi (ou de Madoff). Sauf à inventer la dette perpétuelle (et même perpétuellement croissante), cette affaire va se terminer de la même manière : par du défaut, ou, en version plus soft, par une inflation durablement supérieure aux taux nominaux. Mais si l’inflation se met aux abonnés absents, ça sera nécessairement le défaut, tôt ou tard. … Rien dans ce constat n’est scientifiquement neuf : la « fin de la croissance perpétuelle dans le courant du XXIe siècle » a été théorisée dès le début des années 1970 par une équipe emmenée par Dennis Meadows. … La bonne question désormais est donc de savoir comment gérer un monde sans croissance. … la baisse du pouvoir d’achat deviendra la règle. Dans ce monde, il deviendra par définition impossible d’investir plus pour l’avenir sans baisser la consommation tout de suite. … Dans ce contexte, il faudra éviter des écueils majeurs : la tentation totalitariste, le capital dilapidé dans des investissements inefficaces. … C’est bien pour cela que relancer l’inflation devrait faire partie de nos priorités – alors que cela fait des décennies que le mandat des banquiers centraux est justement de faire l’inverse – parce que c’est un des meilleurs moyens de répartir l’effort de manière homogène quand il y a globalement un peu moins dans la cagnotte, ce qui est déjà le cas et a toutes les chances d’être la tendance pour un certain temps à l’avenir. … Dans ce monde sans croissance, il va aussi falloir trouver un défi à relever qui motive suffisamment la population pour qu’elle ne se focalise pas avant tout sur la perte d’un peu de son confort matériel, perte que le pouvoir politique aura la tâche de répartir de la manière la plus équitable possible. »[5]
Dans notre cas, le pétrole et le gaz, contrairement à la Tunisie qui a trop compté sur la source européenne de son revenu (tourisme), joue le rôle de la dette dans les pays industrialisés pour soutenir la croissance. Nous dissipons le capital naturel des générations futures au lieu de les endetter. Notre bien-être tient dans notre capacité à exporter de l’énergie et à importer des esclaves mécaniques, principalement des machines à sous, des voitures, des frigidaires, des machines à laver, etc..
La nouvelle alliance avec la nature et les machines
Les productions de substitution aux importations ne nous permettent pas de fabriquer nos esclaves mécaniques. Elles installent seulement leurs producteurs chez nous, qui acceptent de s’installer parce que nous leur garantissons un marché. La tractation est politique. Il n’y a pas de transfert de savoir-faire et un tel savoir-faire n’est pas ce qu’il nous faut. Entre les machines et nous, rien ne passe. Nous devons fabriquer nos machines, être dans nos machines et nos machines en nous. Il faut une nouvelle alliance avec les machines, non plus les esclaves des autres que nous prenons pour les nôtres, mais des machines comme une partie de nous-mêmes. Leurs esclaves mécaniques sont des machines de guerre contre notre société, ils concentrent les revenus pour les attirer dans leurs centres mondiaux de gravité et produisent des populations inutiles qu’il faudra cantonner. Ils produisent des riches et des pauvres, des maîtres, des servants et des déchets sociaux. Ils détruisent les conditions de la vie, au lieu de les améliorer. La nouvelle alliance est aussi une autre façon de gérer la vie, elle englobe tous les êtres vivants et leurs excroissances.
Dans la nouvelle alliance avec la nature et les machines, il faudrait « comme » définir celles-ci comme des sujets de droit. Définir « comme » seulement signifie que le fait n’a pas besoin d’être soumis au droit. Le Droit est associé au monopole de la violence, au Roi imposant la loi divine, la République imposant une loi pour tous, les USA jouant les gens d’armes/gendarmes du monde. Le Droit ne peut régir les rapports de tous, il ne peut être qu’une aspiration de coutumes diverses, d’une coutume aspirant à être celle de tous, mais y parvenant que partiellement, échouant toujours à subsumer les autres qui peuvent certes mourir, mais renaitre aussi différentes. Cette propension de la coutume à se transformer en Droit est dans sa nature, mais elle ne peut que se résoudre à son échec. C’est cette propension qui la fait aller à la rencontre des autres coutumes. Son hégémonie peut-être temporaire, jamais définitive. Dans cette nouvelle alliance, sur les êtres vivants et les machines nous n’aurions plus un droit de vie et de mort. Elles mourraient de vieillesse et de stérilité, non pas d’obsolescence programmée. Les machines, nos productions exosomatiques[6], sont des meilleurs sujets de droit que nous-mêmes. Ils peuvent obéir strictement à la loi qu’on grave en eux, leur intelligence peut être mesurée, leur consommation d’énergie limitée, à la différence des humains qui veulent toujours discuter ce à quoi ils doivent se soumettre. Sauf qu’il y a des machines apprenantes qui nous ressemblent de plus en plus, qui peuvent échapper à leur code ou plus exactement sont conçues précisément pour aller au-delà. C’est la course qui veut ça.
Dans cette nouvelle alliance, où nous sommes dans la machine et la machine en nous (pas un hasard que les sociétés d’Extrême-Orient aient un autre rapport aux machines, aux biotechnologies en particulier), il nous faut revoir le rapport de l’Université à la Société. Il n’y a pas de science, de pratique scientifique, sans laboratoires. Le savoir écrit n’est qu’un support du savoir-faire. « L’université pour tous, comprise comme l’accès à un emploi de bureau pour tous, a connu son apogée. La seule promesse qui tienne, désormais (et qu’il faut tenir), c’est l’emploi pour tous et cet emploi aura certes besoin d’une formation préalable, mais elle sera de plus en plus technique et de plus en plus appliquée, et ira aussi avec une rémunération de plus en plus basse en termes réels. … Désormais, il faudra – en tendance – des travailleurs manuels en quantité croissante et des employés de bureau en quantité décroissante, à commencer par ceux qui ont reçu une formation dite littéraire (langues, sociologie, psychologie, une partie des formations en économie, etc.), qui sont les plus éloignés de la production physique de terrain. »[7] Nous importons notre alimentation, les esclaves mécaniques. Nous ne rationalisons pas, n’automatisons pas notre rapport à la terre, à la production agricole, soit l’activité de toutes ces entités (organiques et autres) qui y participent et parmi lesquelles émergeraient nos bonnes machines agricoles pour intensifier l’activité sans épuiser ses acteurs. Nous importons des machines agricoles pour reproduire les modèles d’exploitations agricoles qu’elles supposent. Le modèle des grandes exploitations qui a gaspillé les ressources au nord du pays et qui migre maintenant vers le Sud. Il faut établir un rapport à la terre génératif et pas seulement extractif, et dans ce rapport fabriquer nos alliés, qui seraient un peu comme nos organes extérieurs, organiques ou non. Nous ne voulons pas transformer la nature en machine nourrie à l’énergie fossile, rappelez-vous que l’énergie électrique est secondaire, qu’elle est produite par le gaz, le charbon, l’hydraulique, etc.. Peut-être pourrait-on la transformer en machines diverses et en belles machines de préférence, comme les belles fleurs ou autres belles œuvres de la nature.
Déprolétariser, se déshabituer et planifier
Sobriété ou pauvreté, autrement dit sobriété et emploi pour tous ou concentration du pouvoir d’agir entre les mains d’une minorité et guerre contre les pauvres. Deux tendances contradictoires travaillent le cours des choses. Une tendance qui s’inscrit dans la continuité du processus de prolétarisation entamé depuis longtemps par le capitalisme, mais qui s’accélère de plus en plus. Il atomise les individus, les sépare de leurs conditions d’existence et produit des populations inutiles incapables de subvenir à leurs besoins de base. Une seconde tendance œuvrant en friction avec la première et tirant en sens inverse donc en lutte avec la première parce que souvent à sa frontière. Celle-ci aura tendance à défaire ce que la première fait, quand la première n’a pas tendance à se défaire d’elle-même. Dans cette tendance tourbillonnaire, on pourra relever des velléités d’inversion du processus de prolétarisation pour redonner aux collectivités une prise sur leurs conditions de vie. Processus de déprolétarisation qui resteront soumis à l’action de la première tendance et n’auront pas une garantie de pérennité avant qu’ils ne l’emportent sur elle.
De ce que l’on peut constater, c’est que les populations dans leurs conditions d’existence actuelles ne s’imaginent pas dans un tel processus de décroissance faisant preuve de sobriété. Personne ne veut croire qu’une telle croyance puisse être collective. Il faut attendre que la décroissance s’impose pour sortir ses armes. On distinguera alors parmi les gens ceux avertis et ceux non avertis, les dupes et les non-dupes. On ne peut attendre du politique qu’il aille à contre-courant du mouvement social, cela causerait beaucoup de dégâts pour peu de bénéfices. Ce qui doit être attendu du politique qui est censé prévoir le cours des choses dans lequel va s’engager la société, ce n’est pas de choisir à la place de la société, ce n’est pas de prévoir à son seul profit, c’est de préparer en douceur les conditions qui rendront une telle sobriété possible, bref déprolétariser au lieu de prolétariser toujours davantage. De ce que l’on peut dire dès à présent, à la suite de J.-M. Jancovici, que seul un processus inflationniste maitrisé accompagnant un tel processus progressif de déprolétarisation et de déshabituation peut permettre à la sobriété d’être désirable en faisant préférer la joie de vivre, le rapport positif entre machines et êtres vivants, au confort matériel et à la multiplication des esclaves mécaniques de préférence à ceux humains. Pour déshabituer la société, qu’elle puisse se défaire de son addiction au pétrole, il faudra procéder step by step. On peut commencer par renoncer à la voiture thermique pour la voiture électrique pour se détacher de la première, puis au moment où l’attachement à la voiture électrique découvre ses coûts réels, y renoncer pour les transports en commun et le vélo électrique ensuite. La transition énergétique doit ainsi passer dans la société et non pas s’imposer à elle par-dessus sa tête. Mais les politiques publiques doivent en avoir préparé les étapes, autrement dit elle doit avoir précédé l’évolution sociale. Ainsi, les transports publics et les vélos électriques devront être là quand on en aura besoin. Ce qui signale toute l’importance des investissements en infrastructures futures. Décidément, on ne pourra plus séparer planification stratégique, marketing et politique. Avoir à la fois une courte et une longue vue sera nécessaire pour bien naviguer.
Cette politique de déprolétarisation devrait être fermement soutenue par le Nord pour éviter de massives migrations du Sud non désirées par le Nord et des guerres pour y faire face. La guerre en Ukraine apporte jeunes populations compétentes à l’Europe et revenus aux USA. Le cas tunisien s’offre comme épreuve, que veut l’Europe faire de l’Afrique ? Une nouvelle fois à quel exemple la Tunisie va-t-elle servir ? Une Afrique décevante pour laquelle on ne peut rien faire ? Cela a fonctionné, mais risque de ne plus l’être, avec l’émergence de nouveaux partenaires. L’Europe a besoin de nouveaux partenariats avec l’Afrique en oubliant ses anciens privilèges. Le monde a certes besoin de discipline, aussi faut-il offrir à la Tunisie une discipline et non une dictature. Et comme l’on sait, nul n’a tendance à accepter la discipline des autres, s’il n’y trouve pas avantage. Aussi faut-il craindre que les sociétés guerrières du Nord n’optent pas pour le choix de solutions raisonnables. Les habitudes ont la vie dure, il est plus dans leur nature de choisir la guerre quand elles ne peuvent plus s’imposer par le commerce. Certes, elles ne sont plus tout à fait les guerrières d’antan, elles ne gagnent plus de guerres, mais il reste des velléités anciennes qui sont toujours actives et qui causent toujours d’énormes dégâts. Pour le moment, elles ont la guerre sur leur flanc est, mais ses profits finiront bien par s’assécher, aussi prendront-elles soin de ne pas aller trop vite à la guerre sur le flanc sud, mais elles s’y préparent déjà. L’Afrique ne doit pas attendre de l’Occident, sous l’hégémonie des États-Unis, qu’il ait un autre rapport que celui qu’il a eu avec le Moyen-Orient et qu’il a aujourd’hui avec la Russie. Il ne lui en a pas encore coûté suffisamment cher.
* Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif
ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.
[1] L’Afrique a en effet connu des chefs traditionnels qui firent commerce d’hommes, ceux que l’on appelait au Bénin les « rois-traitres », tel Guezo, au visage marqué par la petite vérole, qui fit durant un règne de quarante ans au XIXe siècle de la traite à grande échelle. Il y était aidé par son plus proche ami et conseiller Francisco Felix de Souza, Brésilien d’origine portugaise. Guezo aurait ainsi participé à la déportation de centaines de milliers, voire un million de ses frères noirs, en grande partie vers le Brésil, en échange d’armes, de tabac, d’alcool, de tissu, surtout de la soie et du velours. Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard, 2004.
[2] Voir le livre d’Anna Lauwenhaupt Tsing qui montre comment les forêts indonésiennes sont détruites en même temps que sont mis sens dessus dessous les rapports sociaux. J’en conseille vivement la lecture, elle est comme une des nôtres qui parlent. FRICTION. Délires et faux-semblants de la globalité. La Découverte. Les Empêcheurs de tourner en rond. 2020.
[3] Ce terme se met à proliférer dans mon langage. C’est la faute du livre cité précédemment.
[4] Pour notre part seulement trois ou quatre générations, ce qui nous fait plus affamés !
[5] L’ensemble des citations du paragraphe renvoie au livre de Jean-Marc Jancovici. Dormez tranquilles jusqu’en 2100 et autres malentendus sur le climat et l’énergie. Odile Jacob. 2015.
[6] Qui est à l’extérieur du corps. Á la biologie évolutive, Georgescu-Roegen rattache la bioéconomie […] parce que, tout simplement l’activité économique est la continuation de l’évolution biologique par d’autres moyens, non plus endosomatiques, mais exosomatiques. (GEORGESCU-ROEGEN N., La Décroissance, Édition Sang de la Terre, Paris, 2008, Présentation et traduction de Jacques Grinevald et Ivo Rens, p. 18.)
Seul l’homme en est venu, au cours des temps, à utiliser une masse qui ne lui appartenait pas génétiquement, mais qui prolongea son bras endosomatique et accrut sa puissance. Alors seulement l’évolution humaine transcenda les limites biologiques pour inclure aussi (et même au premier chef) l’évolution d’instruments exosomatiques, c’est-à-dire produits par l’homme, mais n’appartenant pas à son corps. C’est pourquoi l’homme peut maintenant voler dans le ciel ou nager sous l’eau bien que son corps n’ait ni ailes, ni nageoires, ni branchies. (Ibidem, p. 129-130.) Source https://fr.wiktionary.org/wiki/exosomatique#cite_note-1.
Voir comme illustration de la production exosomatique l’exosquelette de J.-M. Jancovici. https://www.actuabd.com/Christophe-Blain-et-Jean-Marc-Jancovici-imaginent-le-monde-sans-fin-qui-est-le
[7] Jancovici, dormez tranquille ...