20/05/2024
ANALYSE

Pourquoi ne disposons-nous pas de cadastre ? 2ème Partie

Par DERGUINI Arezki (*)

La confiance dans la communauté, ‘inek hiya mîzânek

La confiance dans le droit passe par la confiance dans la communauté. Croire que les individus respecteront les règles que la communauté s’est données. Comment faire confiance à des inconnus, à des agents dont on ne connait pas le fonctionnement. Il faut admettre que dans notre société on continue de n’accorder sa confiance qu’à ce que l’on voit. On n’accordera la confiance qu’à une personne dont on connait le fonctionnement. On ne croira pas à un fonctionnement général supposé des individus, mais à un fonctionnement général qui tend à s’imposer et que l’on aura vérifié. On n’obéira pas à des règles de conduite auxquelles dérogent beaucoup d’acteurs, on obéira à celles auxquelles ils obéissent. Nous ne respecterons des règles que parce que nous savons qu’elles seront respectées, que nous n’en serons pas les victimes, qu’elles ne profiteront pas aux « passagers clandestins » et que les contrevenants subiront la sanction collective.

Comment une communauté d’individus qui ne se connaissent pas pourraient-ils se faire confiance, à quelles règles pourraient-ils se fier pour coopérer et régler leur conduite ? Comment cela peut-il être possible ? Il est erroné de supposer que les citoyens obéiront de plein gré aux règles légales d’une communauté composée d’individus dont la conduite est soumise à la règle ‘inek hya mîzânek. Ils obéiront malgré eux quand ils le devront. Disons-le crument, les règles d’une communauté nationale ne peuvent pas s’imposer aux individus autrement que par la contrainte lorsque les règles de cette communauté contreviennent aux habitudes des individus. Cette dichotomie entre les habitudes des individus et les règles de la communauté nationale qui fait que ces dernières ne procèdent pas des habitudes des individus et de leur transformation progressive est à l’origine de l’autoritarisme des élites. Les individus et les collectifs doivent participer, s’impliquer dans la transformation de leurs habitudes. Ils doivent intérioriser les contraintes d’un fonctionnement collectif. Autrement la société fonctionnera sur deux plans, celui qu’impose la communauté et celui que suivent les individus. On ira de l’un à l’autre selon l’intérêt en jeu.

Les élites n’arriveront pas à impliquer la société dans le respect d’un fonctionnement général si elles ne commencent pas par faire avec les habitudes qui s’imposent aux individus et qu’ils constatent de visu. Les élites ne seront pas « comprises » par la société, si ce qu’elles lui demandent contrevient avec ce qu’elle fait. Pour transformer la conduite des individus, aligner, emboiter les intérêts individuels et les intérêts collectifs dans un intérêt général, elles devront transformer ce qu’elle fait, montrer que ce qu’elle ne voit pas n’est pas sans rapport avec ce qu’elle voit. Le processus de régularisation du fonctionnement général (la stratégie) doit tenir les deux bouts des intérêts particuliers et de l’intérêt général. La stratégie des élites doit viser pour ce faire la construction d’intérêts collectifs qui emboiteront les intérêts individuels dans l’intérêt général. Ainsi la société aura-t-elle intérêt à intérioriser les contraintes d’un fonctionnement collectif, à croire à ce qu’elle ne voit pas, mais qu’elle sait agir sur ce qu’elle voit.  

Attachement à la terre et sens commun

S’attacher à la terre, c’est accepter de faire collectif, c’est refuser de se faire déraciner. C’est accepter d’être copropriétaire avec une communauté locale et une communauté nationale. C’est partager la propriété. C’est dans le même temps refuser de faire du travail une marchandise, un simple facteur de production qui est promené au gré des vents du marché du travail. C’est accepter de faire du travail humain un travail pour le travail humain, du travail humain un travail pour la nature, comme le travail de la nature est un travail pour le travail humain ; de faire du travail un travail pour la nation, comme le travail de la nation est un travail pour l’individu ; un travail individuel pour le travail collectif, comme le travail collectif est un travail pour l’individu. Un travail humain marchand et non marchand, comme un travail de la nature, marchand et non marchand. Les forêts travaillent (stockent le gaz carbonique et libèrent de l’oxygène) pour les humains, les montagnes « travaillent » (stockent l’eau) aussi pour les humains et les biens qu’elles produisent ne sont pas tous marchands, privatisables. De même pour la monnaie, par laquelle on (la banque centrale et d’autres institutions) distribue un pouvoir d’achat. S’attacher à la terre, c’est donc s’attacher à un travail privé et un autre collectif, à un travail humain et un autre de la biosphère. C’est s’attacher à un groupe social qui fait corps dans un pays, une biosphère. C’est renoncer à l’anthropocentrisme, c’est accepter le biocentrisme.

Comment séparer la terre de la biosphère, la terre de l’eau et du feu ? Dans le capital naturel, il faut distinguer la terre et l’eau. Avec la crise climatique, c’est l’eau qui devient le facteur décisif. Dans le nouveau rapport à la terre, il faut une autre place aux Montagnes et aux forêts. Sans propriété collective, la propriété privée et la propriété publique seront incapables de protéger le capital naturel, la terre et l’eau.

Il faudrait un autre rapport entre la propriété de la nation (de tous), la propriété d’une collectivité et la propriété d’un individu. Ces propriétés sont distinctes, mais pas séparées. Elles sont mixtes. Il y aurait dans la propriété des collectivités de la propriété publique et de la propriété privée. Une collectivité ne peut pas disposer absolument de la terre qui lui appartenait au temps précolonial. La collectivité la possède en copropriété avec l’ensemble de la société. Qu’il en soit des ressources du sous-sol ou de la terre. L’intérêt de la société et celui de la collectivité doivent se comprendre. Ils ne peuvent être opposés. Ainsi des montagnes et des forêts qui comprennent l’intérêt des villes et des campagnes.

La propriété collective ou propriété privée non exclusive permettrait de stabiliser la structure sociale. Celle-ci a du mal à se définir au travers de la propriété publique et de la propriété privée exclusive dans les sociétés postcoloniales. La stabilité de la structure sociale a besoin d’une propriété privée non exclusive légitime d’où les autres formes de propriété pourraient tirer leur légitimité. Elle permettrait de fixer des populations et de créer des centres d’accumulation.

Unité de la différenciation sociale

Cela a été dit, l’autoritarisme résulte d’une peur de la différenciation sociale. La mission qui avait été dévolue au parti unique était celle de protéger l’unité de la nation. Le parti politique a failli dans sa mission. Le multipartisme de façade qui a suivi n’a pas non plus réalisé les conditions de félicité de la différenciation sociale. Pour reprendre une terminologie marxiste, nous subsistons dans une accumulation primitive du capital de laquelle n’arrive pas à émerger une accumulation élargie du capital.

Le multipartisme inspiré par les démocraties libérales a ajouté au désordre structurel des sociétés postcoloniales. Le parti unique s’est défait avec la fin de l’Union soviétique, mais il n’est plus attaché à la défaite d’un régime politique depuis les succès de la Chine, du Vietnam. Et ailleurs, il n’a pas disparu. Les coups d’État ou régimes militaires dans plusieurs sociétés postcoloniales établissent un « régime de parti unique sans parti unique », pour paraphraser l’expression de Ghassan Salamé « démocraties sans démocrates ». Certaines contraintes doivent être appliquées aux sociétés déstructurées pour établir un certain ordre. Mais si ces contraintes ne sont pas intériorisées par les populations, un relâchement de ces contraintes renverra les sociétés à leur désordre premier. Les coups d’État s’enchaînent alors pour retrouver l’emprise perdue de l’ordre sur le désordre.

De notre parti unique n’a pas émergé le multipartisme, ni retrouvé celui qui l’avait précédé. Au sein de la société de militants qu’il a regroupés n’ont pu être établies les règles de compétition et de coopération entre ce qui aurait pu être des courants de pensée constitutifs. N’ont émergé ni des courants de pensée ni un mode de génération d’un consensus social et politique. En vérité, nul besoin d’une transformation de la coopétition au sein du parti unique en multipartisme dans les sociétés postcoloniales. Mais le besoin d’un parti unique sensible à des clivages pertinents, qui tiennent tout autant du rapport au monde que des rapports au sein de la société, capable en même temps de produire du consensus social et politique. La diversité du monde doit se retrouver dans l’organisation politique de la société, cette diversité ne doit pas être tournée contre la société, mais servir la société, servir la domestication du monde par la société.

Quelle pertinence peut avoir le multipartisme formel à l’échelle des collectivités, des communes et même des wilayas ? Une division politique de l’échelle nationale qui s’imposerait à l’échelle d’une collectivité locale ? Ce dont nous avons besoin, c’est d’une coopétition ordonnée des intérêts passionnés, des objectifs individuels et collectifs au niveau des différentes échelles ; c’est d’objectifs individuels, collectifs et nationaux qui s’interpénètrent et se complètent en faveur desquels la compétition et la coopération joueraient. En son sein, coopération et compétition se renouvèleraient l’une par l’autre.

En vérité nous n’avons pas quitté le système du parti unique avec le multipartisme, et ce n’est pas ce qui est à déplorer. Nous n’aurions pas pu fonctionner sans. Il faut en prendre acte plutôt que faire dans le déni de réalité. Ce qui est à relever, c’est que le paradigme d’une construction par le haut de la société dont nous n’avions pas les moyens a fait que nous avons échoué à faire du parti unique une réussite. Cette construction par le haut a fait primer politiquement des idéologies importées, pratiquement les intérêts privés des élites. Elle a établi une discordance entre le sens commun et les devoirs collectifs. Les passagers clandestins ont abusé de la loi, nous avons ainsi échoué à faire du parti unique la colonne vertébrale de notre société, l’organe de sa structuration. Si le parti unique se donne pour objectif d’impliquer et de fédérer les différentes formes d’intérêts concurrents, les intérêts des individus, des collectivités locales et de la collectivité nationale, s’il arrive à faire jouer les différentes formes de propriété an faveur de la propriété de la société, l’élite et la société pourrait retrouver leurs rapports de compréhension mutuelle et l’« autoritarisme » ne serait plus alors qu’une façade extérieure qui déroberait le fonctionnement intérieur d’une société à des sociétés bien plus puissantes qu’elle en matière d’influence. 

(*)Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif
ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.

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