09/05/2025
ANALYSEACTU

Pourquoi ne disposons-nous pas de cadastre ?

Par DERGUINI Arezki (*) -Première partie-

Nous ne disposons pas de cadastre parce que la construction par le haut de la société n’a pas « compris » la société, parce que le rapport de l’élite et de la société n’a pas été de « compréhension » mutuelle.

Ce rapport d’incompréhension mutuelle devient manifeste à l’échelle de toute l’humanité. La crise climatique oppose des scientifiques qui réclament l’abandon des énergies fossiles et une société dont la demande d’énergie fossile ne faiblit pas. L’humanité rebute à renoncer à ses nombreux esclaves mécaniques, les économistes à la croissance, le monde à ses compétitions. On incrimine le politique, l’offre, les entreprises, les pays pétroliers et les banques qui leur prêtent, mais pas les consommateurs d’énergie. Les humains se regardent toujours au travers de leurs politiques pour éviter de voir ce qu’ils ne veulent pas voir. Il ne faut pas incriminer les riches qui consomment plus que tous les autres, ce serait incriminé l’enrichissement, mais des politiques abstraites qu’il ne faut pas rapporter aux comportements collectifs des citoyens.

On oppose régimes démocratiques et régimes autoritaires pour ne pas voir que l’autoritarisme se justifie toujours par l’opposition entre une élite et une société, une élite qui prétend connaitre les intérêts de la société mieux que ne les connait la société elle-même. Ce contre quoi s’est élevé le libéralisme occidental. Ce sur quoi se fonde l’autoritarisme des sociétés postcoloniales et l’illibéralisme de certaines démocraties. Et pour ne pas voir aussi que certaines sociétés ont déjà intériorisé les contraintes d’un fonctionnement collectif et d’autres n’y parviennent pas encore.

Compréhensions mutuelles

Il faut voir le rapport de l’élite et de la société comme un rapport de compréhension interne et externe. L’élite doit être « comprise » dans/par la société et elle doit pouvoir « comprendre » la société. L’élite doit être dans la société, la société dans l’élite. Ce rapport de « compréhension » mutuelle permet à l’élite d’entrainer la société en la débordant, de la conduire d’un état à un autre. Mais lorsque l’élite se déporte trop loin de la société au point de lui devenir étrangère, elle s’expose à ne plus pouvoir « comprendre » la société, à être contrainte d’imposer « sa » compréhension à la société. Il y a alors comme un hiatus entre les croyances et désirs de la société et les « révélations » de l’élite. L’élite ne peut plus entraîner l’ensemble de la société, elle ne peut que la laisser aller et contenir ses débordements. La société confrontée alors à ce qu’elle ne veut pas subir accusera le politique et certaines élites de l’avoir mal conduit.

Je soutiens depuis un certain temps que c’est l’écart entre les élites postcoloniales et leur société, lui-même sous-tendu par l’écart entre le monde et les sociétés postcoloniales, qui est à la base de l’autoritarisme dans ces sociétés. Il est le fait d’élites qui n’arrivent pas à résorber l’écart entre leur société et le monde, à établir un rapport de compréhension mutuelle entre la société et le monde. La société est mal dans le monde, le monde est mal dans la société. Le problème politique n’est pas dans l’écart lui-même, il distingue l’élite de la société. Il est dans la manière dans laquelle l’écart est traité et se termine : résorption lente ou brutale. La persistance de l’autoritarisme est due à l’incapacité de l’élite à « se comprendre » à la fois dans la société et dans le monde. L’écart entre les personnes qui savent et celles qui ne savent pas ne disparaitra jamais, il se renouvèle constamment, il se creuse et se résorbe d’une expérience à une autre. Le problème est dans l’élite qui se comprend dans le monde, mais ne comprenant plus la société, ne fait plus se comprendre la société et le monde. La société n’a alors plus foi dans ceux qui prétendent savoir ce qu’elle ne sait pas. La confiance se gagne et se perd dans les rapports de compréhension et d’incompréhension qui existent entre le monde et l’élite, l’élite et la société et finalement entre le monde et la société.

Les sociétés occidentales qui se distinguent par leur confiance en la Science, tournent au populisme, à la démocratie illibérale, dès lors qu’une telle confiance s’érode. C’est que la Science ne fait pas partager à la Société une expérience commune, la pratique scientifique. La Science a séparé la Société de son expérience, la pratique scientifique n’est plus au cœur (des pratiques) de la société, elle s’est substituée au politique (B. Latour) et est devenue la servante de la finance.

Quels choix effectueront les sociétés face à la crise climatique : sobriété, solidarité et démocratie sociale ou inégalités sociales, pauvreté et autoritarisme ? Cela va dépendre pour les sociétés riches de la confiance des sociétés dans leurs élites. Pour l’heure, dans les régimes démocratiques, c’est le hiatus entre les élites et la société qui se creuse. Les promesses d’enrichissement ne tiennent plus et les élites ne peuvent pas être des oiseaux de mauvais augure. Dans les régimes autoritaires, où le hiatus entre les élites et la société est à l’origine de leur autoritarisme, cela va dépendre de la nouvelle confiance des individus dans leurs communautés et leur expérimentation. C’est ce dernier point qui nous intéresse ici.

Différenciations de la société et des formes de propriété

Pour arriver aux constructions auxquelles elles sont parvenues aujourd’hui, les sociétés ont commencé par se différencier en sociétés civiles et sociétés politico-militaires. Qu’une telle différenciation ait opéré sur une base de classes ou pas. Pour les sociétés postcoloniales, la construction stato-nationale a été l’œuvre d’une élite politico-militaire qui n’a pas eu le bénéfice du soutien d’une élite économique et scientifique. La confiance acquise par cette élite dans le combat anticolonial a été érodée par son incapacité à susciter une élite économique et scientifique en mesure d’assurer la sécurité matérielle de la société. Autrement dit, par son incapacité, son refus et sa peur d’une différenciation sociale suscitant une élite scientifique et économique. Il n’y a pas eu de dynamique de différenciation sociale efficiente, la société n’a donc pu produire les élites dont elle avait besoin pour sa sécurité. J’en ai déjà parlé dans des textes précédents, la différenciation fondamentale du civil et du militaire n’a pas pu se développer en de nouvelles différenciations dans le savoir et l’avoir. Pas d’élite scientifique et d’élite économique pour médier le rapport de la société au monde et par conséquent pas de bonne insertion de la société dans le monde. 

L’absence de différenciation du politico-militaire en politico-économico-scientifico-militaire, ou autrement dit, de la société en sphères politique, économique, scientifique et militaire concurrentes et complémentaires, est le résultat d’une expropriation de la société de son expérience, d’une Science qui s’est substituée à la politique et a privé la société de l’expérience du monde en vidant la pratique sociale de l’expérimentation. Cette indifférenciation a conduit à la résorption du politique dans le militaire.

L’absence de différenciation du politico-militaire repose en bonne partie sur l’indifférenciation des droits de propriété qui affecte et limite le développement et la circulation des droits de propriété, le développement des échanges. Nous avons connu une forme de propriété : la propriété collective, celle précoloniale des collectivités locales et celle postcoloniale de la communauté nationale. Avec le trait distinctif que la propriété de la communauté nationale qui ne procédait pas de la propriété des communautés locales, mais de la propriété coloniale, subissait une politique qui ne rétablissait pas son rapport avec la propriété des collectivités locales. La propriété privée exclusive a maintenant du mal à trouver sa place devant procéder de la privatisation de la propriété d’État. En vérité, la propriété privée exclusive ne peut être obtenue qu’à partir de la propriété privée non exclusive, comme s’effectua la différenciation de la propriété en propriété arch et propriété melk. C’est dans le processus d’abstraction du travail que se définit la forme d’appropriation[1]. Avec l’économie de marché, la propriété privée non exclusive se convertit en propriété privée exclusive qui permet d’aliéner le droit de propriété. Notons pour le moment que la terre ne peut pas être considérée comme une pure marchandise, elle est le produit d’un milieu social et naturel dont elle ne peut être complètement abstraite. Elle est plus que le facteur de production d’une fonction de production homogène. Au plan social, comme nous allons le soutenir, plutôt que promise à la propriété privée exclusive, on la dira promise à un faisceau de droits : droit de la communauté nationale, droit d’une collectivité locale et droit d’un exploitant.   

Ce problème de différenciation et d’articulation des formes de propriété explique pourquoi nous ne disposons pas de cadastre. L’absence de frontières nettes entre les différentes  formes de propriété tient dans deux raisons. Premièrement, le refus d’effectuer un historique de la propriété, de faire sa généalogie afin de ne pas adosser la propriété aux collectivités locales. Deuxièmement, dans une politique de privatisation qui attend ses propriétaires. Au marché de la terre, il faut donner ses acheteurs. Pourquoi nous ne disposons pas de cadastre ? La réponse peut tenir dans une phrase : la volonté de construire la société, la propriété par le hautavec une élite qui n’en a pas le pouvoir[2].

Pour assurer la stabilité sociale, nous avons besoin d’un autre rapport à la terre qui ne soit pas celle du capital financier. La terre n’est pas un facteur de production comme les autres, il n’est pas substituable, il ne peut pas être remplacé par un autre facteur de production, le travail et le capital, comme dans la fonction de production des économistes néoclassiques. La privatisation de la propriété publique ne peut pas livrer la terre au travail, mais au capital financier. Elle déracine la société de la terre, de la nature. De nous être émancipés de la propriété privée non exclusive, nous avons coupé nos liens avec la nature, nous n’en sommes plus responsables. Nous l’avons livrée à la production. Nous vivons désormais comme dans une société hors-sol. L’État postcolonial a jusqu’ici poursuivi le processus colonial de séparation de la société et de la terre qui le pousse actuellement à livrer la terre au capital financier.

La société algérienne a été expropriée de sa propriété par le colonialisme. Cette expropriation a transformé la société, de petits producteurs de subsistance en travailleurs déracinés, en khammès, salariés et marchands. À l’indépendance, l’adoption du socialisme comme doctrine par une société déstructurée a adopté la « forme supérieure de production », la grande exploitation avec les domaines autogérés. En simplifiant beaucoup, avec l’abandon de la doctrine socialiste, nous passons à la grande exploitation privée. Toujours le même modèle de la grande exploitation avec un changement dans la gestion, d’une gestion étatique à une gestion privée plus performante du point de vue financier.

Les deux gestions reposent sur le même rapport du travail à la terre, le rapport de deux facteurs de production. Ne compte que leur participation à la production marchande. Nous ne sommes plus dans un rapport de dépendance collective à la terre, non plus dans un rapport interne à la nature, mais dans un rapport externe de domination, d’artificialisation. Notre terre n’est plus notre terre nourricière, elle est un capital comme un autre auquel on n’attache plus qu’une valeur marchande.

Nous hésitons seulement à disjoindre propriété publique et propriété privée pour établir la suprématie de la propriété privée. Nous hésitons à livrer la terre au marché, nous imaginons la guerre civile à laquelle cela pourrait conduire. Sous la pression des besoins sociaux, nous laissons faire une appropriation privée informelle de la propriété collective nationale, l’État concède à des investisseurs l’exploitation de grandes surfaces.

La colonisation a rompu l’attachement du paysan, de la collectivité à sa terre. La société postcoloniale a poursuivi son ouvrage, le mouvement d’abstraction de la terre et du travail est supposé facteur de progrès. Il fallait encourager la grande exploitation afin d’industrialiser l’agriculture. Il fallait introduire le traitement chimique et mécanique dans le travail de la terre. Il fallait aussi transformer la société, faire d’une société rurale une société industrielle, faire d’une société de fellahs, une société d’entreprises et de salariés. Mais on ne redistribuera pas la terre coloniale et on ne choisira pas d’industrialiser le travail du fellah, d’y introduire le traitement mécanique et chimique. On ne le laissera pas juge, on n’investira pas dans le savoir paysan ou fermier, le capital humain, on poursuivra l’ouvrage colonial en continuant de séparer le travail de son objet de travail. Et on n’investira pas dans l’expérimentation agronomique. Par qui, pourquoi demandera-t-on ? L’accumulation primitive du capital se poursuit et ne s’achève pas, comme dirait le professeur Abdellatif Benachenhou. Tout se passe comme si, seul importait la séparation du travailleur de son objet du travail. On n’observait pas alors que la rupture de l’unité du travail, par une telle séparation du travail humain et du travail naturel et la soumission du second au premier, n’allait pas aboutir à une intensification du travail, une accumulation du capital.

« Les faits sont têtus », le processus d’accumulation primitive ne veut pas s’achever, le capital n’arrive pas à s’accumuler, va-t-on persister sur cette voie ? Il est temps de basculer dans un autre régime d’accumulation. On ne peut pas continuer de faire comme avant. C’est l’intensification du travail de la nature que le travail humain doit viser et non la substitution du capital industriel au capital naturel. Et le produit d’une telle intensification ne peut être approprié de manière privative exclusive. Les bénéfices étant collectifs, les citoyens doivent être responsables de leur environnement, de l’usage qui est fait de leur terre. La terre ne les servira pas si elle n’est pas servie. La collectivité nationale, la collectivité locale et l’individu, chacun doit être responsable à son échelle. Avec la crise climatique, les épreuves, collectives, vont être et douloureuses, d’autant plus douloureuses que les responsabilités seront diluées.   

Un autre régime d’accumulation signifie une autre dynamique d’accumulation, une dynamique soumise à la croissance du capital de la société dans son ensemble et non du seul capital financier. La sécurité alimentaire exige un autre rapport entre les formes de capitaux que celui dominé par le capital financier qui tend à substituer toujours davantage de capital au travail, elle demande une intensification du travail de la nature par le travail et moins par le capital. Le capital financier doit être au service du développement du capital de la société, autrement dit, des rapports entre le capital naturel, le capital humain et le capital social. Le capital de la société est un tout, il mêle ses différentes formes, l’un ne se développe pas sans l’autre. Le capital financier est la forme nomade du capital, il s’attache à convertir et faire circuler les autres formes de capital. Le capital naturel et le capital social sont les formes sédentaires. Dans les sociétés postcoloniales qui ne disposent pas de centres d’accumulation, le capital financier détruit le capital naturel et le capital social et investit peu dans le capital humain.

On peut comprendre aujourd’hui que l’attachement à la terre ne doit pas être vu du seul point de vue de l’économie marchande. On ne peut plus croire qu’il sera possible de substituer continuellement du capital au travail vivant de l’homme et de la nature, que l’on pourra multiplier indéfiniment les machines, substituer continuellement des produits industriels aux produits naturels. Au contraire, avec la crise climatique, il va falloir inverser le processus de substitution des « facteurs de production ». Il va falloir utiliser plus de terres et plus de travail humain. Au lieu de s’extraire de la nature, de se détacher de la terre, il faudra apprendre à être en meilleure prise avec ses éléments.

(*)Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif
ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.

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