Contribution: Les espaces de la régulation
Par Rachid MEKSEN (*)
Si d’aucuns s’intéressent un tant soit peu aux phénomènes économiques turbulents et aux qui les affectent directement, on peut dès lors rapprocher 2 moments majeurs mis en valeur ces derniers jours alors qu’on ne soupçonnerait pas spontanément le sens de leur trame sous jacente. On s’explique :
1-La première situation correspond à la disparition le 25 avril 2025 d’un grand nom de la science économique, le professeur Michel Aglietta, l’un des fondateurs de la théorie de la régulation, développée dans les années 1970. Cette approche vise à comprendre les formes stables du capitalisme dans la durée, malgré ses contradictions internes. Elle s’intéresse aux institutions, aux normes sociales, aux modes de consommation, et à la manière dont elles veillent à stabiliser processus d’accumulation du capital. Dans son ouvrage fondateur « Régulation et crises du capitalisme (1976), Aglietta propose une analyse du capitalisme américain du XXe siècle en mettant en lumière :
Son régime d’accumulation, soit la manière dont la croissance économique s’organise dans un cadre, en articulant production, consommation, et répartition des revenus en citant comme exemple le fordisme, fondé sur une production de masse et une consommation de masse, lié à une organisation taylorienne du travail.
Son Mode de régulation autour des institutions, normes sociales et cadres juridiques qui assurent la cohérence du régime d’accumulation.
Ses Crises de régulation enfin quand les institutions ne parviennent plus à stabiliser le régime d’accumulation, une crise émerge. Celle-ci peut être résolue par la mise en place d’un nouveau mode de régulation.
Sil fallait se risquer à résumer la pensée de Michel Aglietta autour de la problématique de la régulation, ce serait de comprendre comment le capitalisme se stabilise malgré ses tensions internes, à travers des mécanismes institutionnels, sociaux et économiques. Sa pensée invite à dépasser les approches strictement quantitatives de l’économie en intégrant l’histoire, les institutions, et les rapports de pouvoir, d’autant que la régulation a trouvé de nouveaux champs d’exercice avec la finance, l’environnement, les télécommunications, etc.
De la sorte, hommage est rendu à ce grand intellectuel tellement ses développements à partir du concept de régulation rendent compte des désajustements permanents entre l’offre et la demande dans une économie capitaliste, l’offre excédentaire étant le plus souvent la cause de ce dérèglement.
2-La seconde situation a trait au recours élargi d’un mode de régulation appliqué en Algérie par les services du « ministère du commerce intérieur et de la régulation du marché » sur un certain nombre de produits dits de large consommation ou dits sensibles, qu’ils soient importés, essentiellement, ou produits localement. Ce département ministériel est par conséquent un acteur clé pour assurer l’équilibre entre la disponibilité de certains produits afin les rendre à hauteur des attentes du marché et la satisfaction d’une majorité de consommateurs.
En rapprochant ces deux situations, celle que définit Michel Aglietta, et celle qui est mise en œuvre en Algérie, l’objectif est de comprendre si le concept détaillé par l’auteur est transposable dans un environnement différent par sa philosophie économique, dans son ciblage du mode opératoire et dans le choix du périmètre d’intervention.
La revue des travaux sur la régulation nous enseigne qu’il s’agit d’un pilier fondamental de toute économie moderne. Elle englobe l’ensemble des règles, des lois, des décrets et des institutions mis en place par les pouvoirs publics pour encadrer les activités économiques et sociales. Son objectif principal est de corriger les défaillances du marché, de protéger les consommateurs, de garantir une concurrence loyale, et de promouvoir le bien-être général. La nature et l’étendue de la régulation varient considérablement d’un pays à l’autre, reflétant des philosophies politiques, des structures économiques et des contextes socio-historiques différents.
Plus précisément comment la notion de régulation et ses principales justifications théoriques se présentent ?
1- La régulation intervient généralement lorsque le marché seul ne parvient pas à allouer les ressources de manière optimale ou à atteindre des objectifs sociaux souhaitables en gardant à l’esprit que c’est l’excédent d’offre qui la rend nécessaire. Plusieurs justifications théoriques sous-tendent l’intervention réglementaire, on s’en tiendra à 4 principales :
i) La correction des défaillances du marché : Les externalités (négatives comme la pollution ou positives comme l’innovation), les biens publics (non rivaux et non exclusifs), l’asymétrie d’information et le pouvoir de marché (monopoles, oligopoles) sont exemples de défaillances qui peuvent justifier une intervention réglementaire pour améliorer l’efficience économique;
ii) La protection des consommateurs : La régulation vise à protéger les consommateurs contre les pratiques commerciales abusives, les produits dangereux et la fraude, en assurant la transparence de l’information et en établissant des normes de qualité et de sécurité;
iii) La promotion de la concurrence : Les lois antitrust et les réglementations sectorielles cherchent à prévenir les comportements anticoncurrentiels et à favoriser un environnement où les entreprises peuvent rivaliser sur un pied d’égalité, ce qui bénéficie aux consommateurs en termes de prix, de qualité et de choix ;
iv) Enfin la réalisation d’objectifs sociaux : La régulation peut être utilisée pour atteindre des objectifs sociaux plus larges, tels que la protection de l’environnement, la promotion de l’égalité, la garantie de services essentiels (énergie, télécommunications) et la stabilité financière.
Outre ces quatre justifications à la régulation, les instruments mobilisés varient et peuvent inclure des lois et des règlements, des incitations économiques (taxes, subventions), des normes techniques, des licences et des permis, ainsi que la création d’agences de régulation chargées de surveiller et d’appliquer les règles.
Par exemple, aux États-Unis, le système mis en place est caractérisé par sa complexité et sa décentralisation, avec des interventions à la fois au niveau fédéral et au niveau des États. De nombreuses agences fédérales indépendantes jouent un rôle crucial dans la mise en œuvre et l’application des réglementations dans des domaines spécifiques de la régulation. Sous cet angle, elle est donc foncièrement ‘agenciarisée’.
Dans ce pays présenté comme l’antre du libéralisme, l’approche est souvent caractérisée par un équilibre entre la nécessité de réguler pour atteindre certains objectifs et la volonté de limiter l’intervention gouvernementale pour favoriser l’innovation et la croissance économique. Les débats sur le niveau et la nature de la régulation sont constants, avec des périodes de déréglementation suivies de réaffirmations de l’importance de l’intervention publique, en fonction des priorités politiques et des événements économiques et sociaux. Son implication dans la vie économique se déplace en conséquence en fonction des nécessités du moment, sa permanence n’étant pas recommandée pour ne pas perturber les moteurs de la croissance.
Le récent épisode surprenant aux USA a été la généralisation de droits de douane frappant les importations au motif que le système commercial mondial, tel qu’il fonctionne est défavorable à leur économie et qu’il contribue à sa désindustrialisation. A leurs yeux, cela se traduit par un déficit commercial structurel justifiant l’application, à compter du 9 avril 2025, d’un tarif réciproque à l’ensemble des importations en provenance de pays avec lesquels ils sont en déficit commercial. Ce tarif oscille entre 11% et 50% selon le déficit commercial bilatéral.
Les pays avec lesquels il n’est pas enregistré de déficit commercial, un tarif minimal de 10% s’applique depuis le 5 avril 2025 sachant qu’il a déjà question de différer de 3 mois l’entrée en vigueur de ces mesures, avec maintien du taux de 10% minimum.
Cette manière de procéder s’inscrit en faux avec la doctrine libérale mais ne contrevient pas à la justification de la régulation pour prévenir une situation de crise car l’administration américaine estime que les équilibres macroéconomiques sont affectées de façon structurelle.
Qu’en est- il du cadre général de mise en œuvre de la régulation en Algérie et quelles serait son étendue et son efficacité?
2- Le système réglementaire en Algérie reflète son histoire économique, marquée par une forte présence de l’État. Bien que des efforts de libéralisation aient été entrepris, il continue d’exercer un rôle significatif dans de nombreux secteurs de l’économie par le biais deministères, d’autorités de régulation et d’organismes de contrôle, mais en réalité seul le commerce des biens marchands destinés à une large consommation, de par sa sensibilité, est retenu dans nos questionnements.
Les domaines prioritaires de régulation sont constitués par les hydrocarbures, le commerce extérieur et intérieur, le secteur financier, les services publics ainsi que l’investissement étranger et même l’enseignement supérieur qui établit des conditions pour l’accès à certaines filières. Dans la difficulté constatée à rééquilibrer la politique d’offre afin de la rendre élastique, les mesures imposées ont tendance à l’encadrer par une politique de prix et de quotas qui complexifient sa mise en œuvre et crée des distorsions sur le marché des biens, soit en raréfiant davantage l’offre à la source, soit en menant à des pratiques spéculatives voire plus. Ici, le curseur se déplace dans un sens opposé aux dynamiques observées en Occident qui rendent opportunes sa mise en œuvre. Le marché est ici tendu par l’inflexibilité de l’offre, au contraire des bases théoriques examinées plus haut.
Pour autant, les mesures décidées en ce sens n’ont pas produit d’effets marquants généralisés en l’absence de :
i) diversification de l’économie de adaptation de la réglementation pour encourager l’investissement privé et la compétitivité,
ii) simplification administrative qui fluidifie l’application efficace des réglementations et stimule la croissance,
iii) d’adaptation aux normes internationales assurant uneconvergence progressive vers les meilleures pratiques en matière de régulation.
En rapprochant les caractéristiques de la régulation activée dans les pays libéraux, plusieurs différences apparaissent par rapport à ce qui est déployé en Algérie.
En effet, les écarts dans l’observation de ces deux modes de régulation découlent :
- D’abord, d’une philosophie économique sous-jacente où les puristes de la régulation défendent une approche libérale avec un accent sur la limitation de l’intervention étatique, tandis que l’Algérie a historiquement privilégié un rôle plus central de l’État dans l’économie, exercé en qualité de propriétaire du patrimoine économique public, de superviseur des flux de biens commerciaux importés, d’ordonnateur des budgets devises alloués aux opérations, etc. Au final, tous les maillons de la chaine du commerce orientée ‘produits sensibles‘ sont sous le contrôle administratif. Voulue temporaire en Occident pour passer un épisode de déséquilibre et de tension sur les grands agrégats économiques, le ‘modus operandi’ est davantage ciblé dans le périmètre, pointu dans le ciblage et indéterminée dans le temps en Algérie.
–Puis de la structure institutionnelle : Les États Occidentaux disposent d’un grand nombre d’agences indépendantes dotées de pouvoirs réglementaires spécifiques, tandis qu’en Algérie, la régulation est plus souvent exercée par les ministères et quelques autorités sectorielles. L’exemple le plus saillant est celui du commerce intérieur et de la régulation qui exerce son autorité directement en fixant les prix, les marges, les quotas, la distribution spatiale (le registre de commerce faisant foi) et le contrôle sur les produits sensibles à la spéculation peuvent varier selon les périodes. Alors qu’ailleurs, les actions sont globales et systémiques, ici elles portent sur le panier de la ménagère (café, lait en sachet, bananes, huile de base..) pour le préserver des hausses injustifiées selon la traçabilité opérée par le ministère. Elle est davantage micro économique que macro économique dans le sens où elle cible certains produits sans remise en question du système économique et commercial qui la sous tend.
Mais cela renvoit paradoxalement à des similitudes dans:
– les objectifs fondamentaux, car la régulation vise à corriger les défaillances du marché, à protéger les consommateurs et à promouvoir un certain niveau de bien-être social, bien que les priorités spécifiques puissent différer ;
–leur évolution constante en s’adaptant aux changements économiques, technologiques et sociaux. Cela se traduit par des cycles de régulation et de déréglementation, tandis qu’en Algérie, il s’agit d’une adaptation progressive à une économie en transition appelée à connaitre une plus grande ouverture.
En résumé, la régulation constitue un instrument essentiel pour façonner les économies et les sociétés. L’analyse comparative entre un système de régulation générique, appliqué en Occident et les mesures assurant une régulation tatillonne en Algérie montre qu’il n’existe pas de modèle standard de régulation où chaque pays développe son propre système en fonction de son histoire, de sa structure économique et de ses choix politiques.
En occident, le défi consiste souvent à trouver le juste équilibre entre la régulation nécessaire pour protéger les intérêts publics et la nécessité de ne pas étouffer l’innovation et la croissance. Les quantités de biens sont ajustées par le recours aux taxes sans aller à l’interdiction de commerce qui reste intangible. En Algérie, l’enjeu majeur semble être de répondre aux besoins sociaux de la population en soumettant les logiques de marché à des contraintes de prix, de quantités et de couverture géographique.
Ceci vraisemblablement dessine à moyen terme le souci de moderniser et de rendre plus transparent le cadre réglementaire pour soutenir la diversification économique, attirer les investissements et améliorer le climat des affaires. L’étude des approches réglementaires dans différents contextes, comme celui en Occident et de l’Algérie, est cruciale pour comprendre les forces et les faiblesses des diverses stratégies et pour éclairer les décisions politiques futures en matière de régulation. L’efficacité de la régulation dépend non seulement de la qualité des règles elles-mêmes, mais aussi de leur application et de la capacité des institutions à s’adapter à un environnement en perpétuel changement
(*) Economiste, ancien directeur général au ministère de l’industrie.